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Christian de Montella: "Faire un 'remake' de Monte-Cristo, c'est poser une grille d'interprétation et de critique sur les moeurs contemporaines"

 

Christian de Montella est l' "auteur principal" de Talion, un "remake" du Comte de Monte-Cristo écrit en collaboration avec deux amis, Jacques Fansten et Louis Gardel. Né en 1957, ce romancier de profession a pratiqué de nombreux métiers, d'ouvrier agricole à attaché d'administration, en passant par comédien et "nègre". Son oeuvre comprend des romans comme Les Corps impatients (Gallimard, 1995), adapté au cinéma par Xavier Giannoli (avril 2003), qui constitue le premier tome de la série en cinq volumes Vanités, suites et variations. Christian de Montella est également l’auteur de nombreux livres pour la jeunesse, dont la trilogie Graal (Le chevalier sans nom, La neige et le sang, Le dernier sprint).

Avec Talion, vous procédez à une réécriture intégrale et méthodique du Comte de Monte-Cristo. La pratique du "remake" est peu banale en littérature. Pouvez-vous expliquer le sens de votre démarche?

Louis Gardel et Jacques Fansten ont écrit, il y a une dizaine d'années, une adaptation pour le cinéma du Comte de Monte-Cristo. Gérard Depardieu s'y est intéressé... au point de conclure le projet avec TF1 et un autre scénariste. Parallèlement, Louis, que je connais depuis vingt ans (il a été mon premier éditeur), évoquait avec moi l'idée d'en écrire une adaptation contemporaine. En définitive, il y a deux ans, il m'a fait rencontrer Jacques et nous avons décidé de tenter l'aventure (de guérir leur frustration?).

Il s'agissait, dans un premier temps, de se contenter d'une adaptation "libre". Mais, après que j'ai eu mis à plat le déroulement des péripéties du roman, le défi m'a paru plus passionnant si nous parvenions à une transposition intégrale. Comment retranscrire, non seulement les événements, mais aussi, et surtout, les caractères des personnages et leurs rapports dans une réalité sociologique très différente de celle du premier tiers du XIXème siècle?

Par exemple, dans la partie "vengeance" du roman, beaucoup de choses reposent sur les mariages bourgeois arrangés ; cette pratique n'existe plus que marginale: il fallait donc que nos jeunes gens aient entre eux des relations plus contemporaines. La fille de Danglars étant lesbienne - belle audace de Dumas! -, il y avait déjà là un premier élément: ce fut Régine, dite "Regina", chanteuse à la mode, designer et figure des magazines people. Par ailleurs, l'attachement d'Albert de Morcerf pour Monte-Cristo (comme celui qu'il éprouve pour sa mère, Mercedes) a, semble-t-il, certains caractères homosexuels: cela éclairait le personnage de Thomas - son "clone" contemporain.

Il ne suffisait, après tout, que d'aller au bout des intentions, des suggestions du roman. Pour prendre un autre exemple, Emmanuel Villedieu (Franz d'Epinay) et Marianne Becq (Valentine de Villefort) devaient être déjà mariés: quand elle aime Bernard (Maximilien), il n'est plus question de mariage arrangé qu'elle refuse, mais d'un adultère et d'un divorce.

De même, le simple fonctionnement de la justice aujourd'hui rendait impossibles les manoeuvres d'un procureur ou d'un juge pour garder en prison, au secret, un prévenu qui n'a jamais été jugé - et ne le sera pas, ne peut l'être. La simple confrontation de deux mondes (le début du XIXème siècle, la fin du XXème) portait en elle-même le nécessaire "brouillage" des rôles entre Villefort et Noirtier, son père.

Bref, le "remake" d'un roman présente, à mes yeux, deux particularités. La première est que l'on en revient à la littérature d'avant que la notion d'originalité - née d'un esprit de bourgeois propriétaires - ne s'avise, par exemple, de stigmatiser Molière parce qu'il reprend le Don Juan de Tirso de Molina, puis Da Ponte parce qu'il récrit le Dom Juan de Molière. Ecrire, c'est, à mon sens, toujours réécrire - plus ou moins consciemment - un des livres que l'on a aimé lire. Disons, dans le cas présent, que cette réécriture fut très consciente. Une fois le roman de Dumas - et Maquet - mis à plat, en plan; une fois les discussions d'une après-midi chaque semaine entre nous mises elles aussi à plat, en plan, il ne me restait plus qu'à oublier Dumas et Monte-Cristo, et à écrire un livre - le nôtre, le mien.

La seconde des particularités du "remake" découle naturellement de la première: où est la liberté d'écriture? Elle est dans celui qui écrit, répondrai-je bêtement. C'est un jeu. Quelque chose qui tient de l'Oulipo. Il y a des contraintes, il faut les respecter tout en les actualisant. Ce qui me paraît beaucoup plus difficile que de prendre un thème ("Bon, on dira que c'est la vengeance, comme dans Monte-Cristo...") et d'écrire ce qu'on veut, ne piquant çà et là du modèle que ce qui nous sert. La vraie fidélité comme la vraie trahison ne sont que l'addition d'arrangements minuscules. C'est dans le cisèlement de ces "arrangements" que nous avons essayé de faire oeuvre personnelle.

Il se trouve que Le comte de Monte-Cristo a donné lieu à plusieurs "réécritures" du même type (La force du destin, The stars' tennis balls). Pourquoi, selon vous, ce roman se prête-t-il à cet exercice?

En sus des éléments déjà indiqués, on peut ajouter que le roman de Dumas se prête d'autant mieux au "remake" que, primo, le thème de la vengeance est universel, et, secundo, que les moyens littéraires, philosophiques et narratifs de Monte-Cristo sont datés.

Dans le Monte-Cristo de Dumas, il y a tout ce qu'un romancier peut imaginer: une histoire forte, de nombreux personnages très caractérisés, du temps qui passe (une vingtaine d'années), des regrets, des souvenirs, une histoire d'amour (ou deux, ou davantage), un point de vue sur la société de l'époque. Avec tous ces éléments, il y a de quoi faire un vrai roman. C'est une évidence. L'autre évidence étant que, si Dumas, une fois, a été génial, ce n'est pas dans Les Trois Mousquetaires (feuilleton admirablement enlevé), mais dans Le Comte de Monte-Cristo où, sans doute par hasard (mais c'est là le coup de génie), il démontre que juger son époque, c'est mêler Balzac et Eugène Sue.

En somme, reprendre ce roman c'est savoir, tout en jouant, et s'amusant, qu'on dira quelque chose du monde d'aujourd'hui. Faire un "remake" de Monte-Cristo, c'est poser une grille d'interprétation et de critique sur les moeurs contemporaines.

En optant pour une transposition très réaliste de Monte-Cristo, n'avez-vous pas pris le risque de l'invraisemblance? Par exemple: peut-on imaginer le KGB laisser filer ainsi une fortune aussi fabuleuse? Est-il vraisemblable qu'un richissime inconnu comme Arjuna accède aux plus hauts chefs d'Etat sans que tous les services secrets de la planète cherchent à savoir qui il est - et trouvent?

S'il y a en effet un effort de réalisme dans notre adaptation de Monte-Cristo, Talion devait tout de même pousser l'hommage à Dumas jusqu'à le défier sur l'un de ses terrains de prédilection: le foisonnement des invraisemblances! Vous en avez pointé quelques-unes, très justement, mais il y en a d'autres, ne serait-ce que dans le déroulement des affaires financières poussant Champredin à la faillite ou dans le comportement absurde de Chastel-Becq dans l'affaire Nelson-Renato (comportement expliqué par son abus de cocaïne).

Le défi consistait donc à retrouver un rythme du récit et une apparente vérité psychologique du moindre des nombreux personnages, tels que le lecteur "naïf" n'ait ni le temps ni l'envie de révoquer en doute l'un ou l'autre épisode un tant soit peu "tiré par les cheveux". S'affronter à la formidable machine romanesque de Dumas, n'est-ce pas d'abord recréer le plaisir de lecture du feuilleton, où il ne s'agit plus que de vouloir sans cesse connaître la suite?

Les invraisemblances font partie de cette œuvre; nous devions les assumer et je devais tâcher de les escamoter par le plaisir et la vitesse de la narration. Je ne prétends pas y être parvenu...

Parmi les rares libertés que vous avez prises avec l'oeuvre originale figure une intéressante recomposition des rôles de Noirtier et son fils Villefort. N'avez-vous pas eu la tentation de "jouer" ainsi davantage avec les personnages pour apporter des éclairages nouveaux ou des points de vue différents?

La transposition de Noirtier et son fils Villefort en Pierre Becq et son fils Didier Chastel-Becq était commandée par le "réalisme": un Noirtier apprenti terroriste en mai 68 sauvé par son fils procureur de la République, ç'aurait été une invraisemblance de trop!

Cependant, il est vrai que ce renversement des rôles - et les modifications qu'il apporte à cette intrigue - s'est révélé particulièrement fécond pour moi lorsqu'il s'est agi d'écrire le livre. Le juge Becq, et ses rapports avec son fils - mais aussi avec sa femme et son beau-père -, ont fait partie des passages que j'ai particulièrement aimé écrire - peut-être, vous avez raison, grâce aux libertés que cela me permettait à l'égard des personnages originaux: le juge Becq est, je crois, un personnage qui "sort du cadre" de Monte-Cristo. Il n'est ni Noirtier ni Villefort. Par contamination, en quelque sorte, Didier Chastel-Becq est devenu lui-même un autre personnage, plus faible que Villefort - et beaucoup plus puéril.

Quant aux autres protagonistes principaux, je ne suis pas tout à fait d'accord avec vous. Noël Pietri, par exemple, bien que les épisodes qu'il traverse soient proches de ceux qu'on trouve dans Monte-Cristo, me paraît assez différent de Caderousse - c'est un "pauvre type" plus sympathique et finalement sans réelle implication dans les ennuis d'Arcas.

Les rapports entre Arjuna et Marie des Anges ne sont pas non plus les mêmes que ceux entre Monte-Cristo et Haydée. "Modernité" oblige, elle est plus active. Et la fin, entre elle et Jasmine (Mercedes), est plus ouverte.

Enfin, point essentiel pour moi, Arjuna ne se comporte pas comme Monte-Cristo. Là où le comte, personnage de son époque, donc figure romantique, est sombre, loquace et "donneur de leçons", le prince, lui, s'exprime peu, fait bien plus parler les autres qu'il ne parle lui-même, et se retrouve donc davantage comme un "personnage en creux" dans la plupart des épisodes que comme un bateleur d'avant-scène jouant son propre rôle. (Il n'est "bavard" que lorsqu'il joue le rôle de l'un de ses avatars. Cette "schizophrénie" m'a paru nécessaire.)

Quand Louis Gardel fit lire à Depardieu le scénario qu'il avait écrit avec Jacques Fansten, il lui précisa: "C'est l'histoire d'un type qui est resté vierge." Ce que Depardieu reçut avec perplexité, mais qui a guidé en grande partie la "mise en écriture" du prince Arjuna Khan. Anecdote, juste pour dire qu'en définitive nous avons traité tous les personnages de Dumas de la sorte: nous avons tenté d'en extraire ce que Dumas ne pouvait en dire ou en développer à son époque, et de le porter à son comble.

Par conséquent, les "éclairages nouveaux" et les "points de vue différents" me paraissent constituer justement l'un des intérêts de notre "remake". Ni "nouveaux" ni "différents" vraiment dans la conduite des multiples intrigues, mais "nouveaux" et "différents" dans l'actualisation des psychologies et la systématisation des indications, parfois provocatrices (l'homosexualité de la fille de Danglars), le plus souvent suggérées, de ce roman sans équivalent dans la production de Dumas comme dans la littérature de son époque - et des autres.

Propos recueillis par Patrick de Jacquelot

 

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