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Templemar

par Christiane Blanc

 

Chapitre 5

Sans rubans ni dentelles

 

 


- Je ne veux pas être religieuse!!!

La phrase avait jailli de ses lèvres avec une telle énergie que la jeune fille en resta haletante. Durant tout l’entretien, elle avait écouté mère Béatrice, le cœur défaillant d’angoisse. La prieure, pour sa part, s’était composé un visage grave empreint d’autorité.

- Nous ne pouvons repousser davantage la durée de votre noviciat… avait-elle conclu posément.

Elle ne devait pas faillir! C’était là son rôle. Obtenir des vœux coûte que coûte, au mépris de la plus élémentaire vocation.

«Quelle ignominie! se disait-elle. A une immonde complicité avec une famille indifférente voilà où j’en suis réduite, comme si le sacrifice de ma propre vie ne suffisait pas! Et cette profonde affection que j’éprouve envers cette enfant!»

Quelques années auparavant, émue par la solitude de cette jeune orpheline, elle s’était attachée à la fillette. Sans qu’elle sache trop pourquoi. Sans comprendre pourquoi cette petite plutôt qu’une autre. Au mépris de la règle.

«A quoi bon une si tendre affection pour devenir ensuite  l’instrument de son malheur…»

Désabusée, l’abbesse croisa les mains sur son bureau, maîtrisa  sa respiration et tenta de bannir la compassion qu’elle éprouvait. Il lui sembla qu’elle parlait longtemps, trop peut-être.

Les yeux de la jeune fille s’étaient embués de larmes contenues mais elle gardait une attitude digne et fière. Cela n’échappa en rien à la prieure. Elle articula pourtant, en guise d’argument, une raison insipide et sans conviction où elle mit le plus de douceur possible.

- Il le faut, mademoiselle, c’est la volonté de votre famille…

Puis elle tenta une consolation.

- Je décèle chez vous l’instruction qui révèle une intelligence raffinée! poursuivit-elle. Je vous promets, Charlotte, que vous enseignerez les enfants. Nous vous confierons leur éducation dès que vous serez en âge…

Tandis que la prieure parlait, la jeune Charlotte, muette et pâle, avait scruté  avec attention mère Béatrice. Elle la connaissait bien. Pourtant elle eut l’impression de la découvrir. Charlotte  éprouvait de l’affection pour cette femme. Mais dans un tel moment, son visage et  l’austère habit sombre obnubilèrent  son regard.

Mère Béatrice était blafarde. Ses traits reflétaient encore, à quarante ans, les restes d’une beauté saccagée par l’absence de soins et le port de son voile. Les premiers sillons de rides creusaient déjà autour de sa bouche un arc triste. Seules ses lèvres bien dessinées lui donnaient ce sourire chaleureux, cette expression de bonté qui rassurait tant les enfants.

«Ce serait donc mon destin! pensa la jeune fille effarée. Vivre ainsi… laide et raidie dans cette horrible robe de bure  noire, la tête couverte de ce voile sinistre!!… Adieu donc dentelles et rubans, rires  amours et joies… oh quelle horreur!» 

Charlotte en frissonna. De tout son être. Une force révulsée jaillit du plus profond de son corps. Elle n’eut que la force de retenir un cri horrifié. Il  mourut sur ses lèvres dans une sorte de hoquet.

- Il faudrait donc que je renonce à la vie, à l’amour, à la beauté, aux toilettes!!! Devenir comme vous!! Plutôt mourir!! parvint-elle tout de même à crier.

Puis elle s’en mordit les lèvres, saisie d’un spasme de regret.

- Mère Béatrice… s’étrangla-t-elle.

Mais aucune excuse ne put sortir de sa bouche tremblante. Rien. Charlotte ne put rien ajouter. Sous peine de pleurer. Sous peine de s’effondrer devant cette femme.

A cette exclamation, la prieure s’était levée. Elle avait parfaitement perçu le désespoir de la jeune fille sous ses paroles blessantes. Elle avait réussi à soutenir l’expression de son regard. Et quel regard! Quel insupportable regard! Ce miroir bleu de vérité lui avait bien signifié sa déchéance physique.

Pourtant, malgré son déchirement, Mère Béatrice comprit. Elle  pardonna. Sa réponse ne fut qu’un soupir. 

Autant par contenance que pour puiser des arguments, elle  fit mine d’observer la  lumière médiocre traînée par les fenêtres de son bureau. Elle se tenait debout dans l’angle de la pièce, l’esprit hors du temps, les yeux  perdus dans un invisible horizon. Pourtant elle ne regardait pas. Elle laissa des souvenirs, enfouis dans les profondeurs de son être, s’inviter, incongrus, au seuil de sa mémoire.

Comme elle comprenait  cette jeune fille! Elle-même à son âge… qu’était-ce donc, déjà… voyons cette petite phrase dont elle avait  tant rêvé? Ah oui… «Je veux sentir tes mains chaudes réchauffer mon corps avide jusqu’aux frissons d’extase où nous nous oublions!»

Ses épaules se voûtèrent dans un soupir désabusé mais elle continua, toujours pensive, à se remémorer son passé. Si cette jeune fille savait…!

«Ah ce livre! Ce petit livre à la couverture de cuir souple… Je l’avais chapardé chez mon père la veille de mon départ. Comme il m’a fait pleurer!… Oublier… Il fallait oublier les rêves d’amour et les lire en cachette!… Ayez pitié de nous….»  

Les  lèvres de la prieure remuèrent une seconde, au point qu’elle redouta d’avoir parlé. Elle ne se doutait de rien, perdue dans son passé. Comment imaginer qu’une jeune pensionnaire pouvait franchir le seuil de son bureau avec un tel objet au fond de sa poche!

Charlotte, de son côté, avait serré les dents, tournant la tête pour soustraire son visage au regard de la prieure.

«Le même trait de caractère! songea l’abbesse. C’est cela aussi qui me rapproche de cette enfant! Cette fierté! Cette volonté de dominer ses émotions, de ne rien laisser paraître et peut-être aussi cette folle envie de vivre que j’ai eu tant de mal à vaincre!» 

La prieure connaissait bien sa protégée. Elle savait que Charlotte  pleurait, rien qu’en observant les spasmes de ses épaules. Toutes deux pleuraient: l’une en maîtrisant ses sanglots, l’autre en laissant couler des larmes intérieures qui glissaient jusqu’au fond de ses entrailles. Mais aucune des deux femmes  ne voulait s’en ouvrir à l’autre.

L’abbesse choisit de se ressaisir très vite. Après un effort surhumain pour ravaler ses émotions, elle lâcha d’une voix qu’on pouvait croire autoritaire:

- Allez méditer à la chapelle, mademoiselle… chaque jour à partir de maintenant!

Lire la suite: Chapitre 6 - Mensonges et confessions

 


 

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