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La fin de Monte-Cristo*

Roustem Vakhitov

4 pages
Autoédition - 2006 - Russie
Nouvelle

Intérêt: **

 

 

Imaginer une fin originale au roman Le comte de Monte-Cristo – et plus précisément à son personnage principal – qui tienne en quelques pages, c’est le petit tour de force réussi par la nouvelle de l’auteur russe Roustem Vakhitov. Publié sur Internet en 2006, ce texte était déjà signalé depuis longtemps dans l’article Les suites de Monte-Cristo en Russie et en Europe de l'Est écrit pour pastichesdumas par Gennady Ulman. L’auteur ayant fait réaliser une traduction de son texte en français, il peut désormais être reproduit ici.

La nouvelle étant publiée ci-dessous dans son intégralité, il n’est pas nécessaire d’en donner un résumé. Notons seulement qu’il y a des idées toutes simples qui s’imposent comme des évidences – même si elles vont à l’encontre de l’image mythique du comte de Monte-Cristo omniscient et tout puissant… Soulignons également le choix très astucieux de faire du narrateur le propriétaire d’une fumerie de haschich au Caire : Roustem Vakhitov retrouve ainsi l’atmosphère fantastique qui prévaut lors de la visite de l’île de Monte-Cristo et de son palais souterrain par Franz d’Epinay, atmosphère qui sert à « faire passer » la terrible révélation sur le sort du comte…

Merci à Roustem Vakhitov d’avoir autorisé la publication de sa nouvelle sur pastichesdumas et à Jacqueline Boyer d’avoir réalisé la traduction.

 

Texte intégral

Par une soirée de septembre, un jeune officier français, enveloppé dans sa vareuse et son chapeau à larges bords enfoncé jusqu'aux sourcils, frappa à la porte d’une fumerie de haschich au Caire.

« Que l’Unique Authentique te bénisse, étranger qui vient de franchir le seuil de cette demeure, qui t’épargne les illusions en les multipliant! » Le propriétaire du lieu l’accueillit avec cette phrase luxuriante dans un français acceptable. Un vieil arabe à la maigre barbichette, vêtu d’une blanche coiffe. On peut supposer que c’était là la formule habituelle après laquelle intervenaient l’arrangement et l’accompagnement du visiteur dans la pièce du fond où sur des coussins étaient allongés des fumeurs bienheureux, des pipes débordant de leurs lèvres. Mais, cette fois, l’accueil fut prétexte, à la grande surprise des deux compagnons, à une longue conversation.

« Je vous salue aussi, fit en écho l’officier, le haschich libère de ce monde qui n’est rien d’autre qu’une illusion… Cette théorie, je l’ai déjà entendue une fois d’une connaissance qui avait visité l’Orient. Il s’appelait le comte de Monte-Cristo. »

« Le comte de Monte-Cristo ! Mon cher ancien maître, que l’Unique Authentique apaise son âme tourmentée ! » s’exclama l’arabe. 

« Comment ? Vous connaissiez le comte ? Et d’après vos paroles, il n’est déjà plus de ce monde ? » L’officier était très troublé.

« Hélas, soupira l’arabe. Bien que nous ne puissions savoir ce qui est mieux pour l’homme: vivre ou ne pas vivre. Bien sûr, les grecs étaient de misérables polythéistes, mais la sagesse de l’Esprit Universel par la grâce du seul Unique les toucha aussi. Ce n'est pas pour rien que ce peuple a donné au monde le grand El-Platon et le plus grand parmi les plus grands, Aristote. Et les grecs disaient que pour l’homme, le mieux c'est de ne pas naître, et s’il naissait, se mettre au plus vite entre les mains de la mort. J'ai été le médecin du comte. À la demande de la magnifique Haydée, que notre dieu la bénisse et la récompense du bonheur terrestre, j'ai pris soin de lui, j'ai fait tout pour alléger les souffrances du pauvre insensé et le préserver du plus terrible des péchés, qui ne peut se réaliser que sous la lune: l’auto mortification. »

« Comment ? Le comte est devenu fou ? Quand ? Pouvez-vous me raconter sa fin ? C'est que d’une certaine façon je suis mêlé à l’histoire de sa vie. Plus précisément, pas moi, mais ma mère et celui que j’hésite à appeler mon père. Je m’appelle Albert, Albert Herrera. Mais peut-être connaissez-vous mieux le nom de ma mère : Mercédès Herrera, de Morcerf de son nom de femme mariée. »

« Bien sûr, je l’ai entendu du comte. Je suis content de satisfaire votre curiosité, jeune étranger », et disant cela, d’un geste il proposa à l’officier de s’assoir. « Nous avons beaucoup de temps devant nous. C’est vous, hommes de l’Occident, qui êtes toujours pressés, craignez de ne pas avoir le temps d’achever quelque chose. Vous êtes un peuple très jeune. Vous avez renié votre propre antique sagesse, et vous l’avez oubliée. Quant à une nouvelle sagesse, vous ne l’avez pas encore acquise et, hélas, je crains que vous ne l’acquerrez jamais. Et nous, nous répétons avec vénération les mots des sages qu’ils ont prononcés il y a des millénaires. Et nous savons qu'il n'y a pas lieu de se presser, qu’il ne faut pas chérir le temps. On ne peut pas être en manque de ce qui n’existe pas, qui n’est qu’un jeu de l’esprit humain, malade de son ignorance de la vérité sur l’Unique Authentique. Le temps est autant une illusion que les dragons qui hantent le fumeur de haschich. Mais le temps est une mauvaise illusion, laide, les dragons c'est mieux. Vous verrez vous même aujourd'hui leurs étranges serres dorées et leurs écailles vertes. Buvez de l’aïran, mangez du cherbet et écoutez. Et moi, après avoir prié, je commencerai mon récit.

« Unique Authentique, excuse moi pour cette prière, parce que c'est un péché de penser qu'il y a moi, m’adressant à toi dans une prière, alors que c'est un sacrilège, car toi seul es, l’Unique, et s’il y avait quelqu'un en dehors de toi, cela réduirait ton Infini! Amen.

« Le comte de Monte-Cristo, comme vous l’appelez, le vizir insensé, comme nous l’appelions, était un homme étonnant, en vérité étonnant. Bien sûr, j’ai entendu l’histoire de sa vie, de sa bouche et de celle de Haydée. Vous me demandez quand il a perdu la raison. Ma réponse vous étonnera. Ce triste événement s’est produit alors qu'il était encore prisonnier au château d’If. Oui, oui ! Il y a une seule personne dont la présence constante nous est insupportable, et cette personne c'est nous même. Mieux vaut rester en tête à tête avec n’importe qui, un imbécile, un voleur de bazar, un méprisable pilleur de tombes mais surtout pas avec soi même. La solitude c'est le plus cruel des miroirs, seulement possible à la lumière de la lune, et en outre il ne faut pas le briser, car il ne reste plus qu’à briser l’esprit qui se contemple en lui. En fait il y a une autre solution - prendre conscience de la Vérité, inexprimable et simple comme une poussière dans la lumière du soleil, mais hélas, cette solution vous est inaccessible, à vous Européens qui vous vautrez dans cette sauvagerie que vous appelez progrès ! 

« Et donc, Edmond Dantès, devenu comte de Monte-Cristo, était déjà fou. Il est étrange que personne à Paris ne s’en soit aperçu. Encore que, pourquoi s’en étonner, vous êtes comme des enfants, vous ne voyez que ce que vous désirez. N’importe quel pauvre hère du Caire, connaissant la parole Divine et la parole du Prophète, qu’Allah le bénisse et l’accueille ! et ayant écouté les soufis sur les places vous l’aurait dit : l’homme qui ne vit que d’une pensée, un seul élan, un seul vœu est soit fou soit saint. 

« Le comte n’était pas un saint, il ne reste plus que l’esprit dérangé. L’idée de vengeance l’a aidé à survivre quand il était en prison, mais quand il a reçu la liberté, elle ne pouvait que le perdre, non?

« Elle est devenue cette flamme qui a tout brûlé à l’intérieur de lui : son esprit, son cœur, son âme. Le comte n’aimait personne, était distant, il n’avait besoin ni de Mercédès, ni de Haydée, ni de l’Empire, ni de philosophie, ni d’art. La vengeance devint le sens de sa vie. Et quand la vengeance s’accomplit, il n’était pas difficile de prévoir la suite : la vie avait perdu pour lui tout sens. Et pour que la vie garde son sens, il fallait prolonger la vengeance. Il est parti avec Haydée en Égypte où rien ne lui apportait de la joie. Il se mit à élaborer de nouveaux plans de vengeance et avec son argent, ayant recours à des espions et mercenaires, il se mit à les réaliser, tous plus raffinés les uns que les autres. Ont rencontré leur mort le commissaire qui l’avait livré au château d’If, le gardien qui lui apportait sa nourriture, le commandant du château. Ce qui devait être accompli le fut enfin. Les fous sont d’une logique irréprochable. Perdre la raison, n’est-ce pas cesser de l’apprécier avec lucidité et d’en voir la réalité essentielle, sa vocation ? Perdre la raison, c’est la sacraliser. Après que tous ceux qui de près ou de loin, avaient participé à son malheur aient perdu la vie, le comte n’avait plus qu’à reconnaître qu’un seul coupable restait, qui avait gâché la jeunesse d’Edmond Dantès, c’était lui-même, le malheureux Edmond Dantès. N’avait-il pas fait confiance à Villefort, lui parlant honnêtement de la lettre arrivée d’Elbe, bien qu’il eût dû faire preuve de prudence pour Mercédès ? Si n’importe qui d’autre, même sans mauvaise intention, par bêtise et naïveté, s’était avéré un chaînon dans cette succession d’événements qui conduisirent Edmond au château d’If, la main vengeresse du comte de Monte-Cristo ne l’aurait pas manqué. La bêtise et l’inattention sont des crimes aussi grands que la médiocrité ! Caderousse lui aussi a péri à cause de la bêtise.

« Edmond Dantès est coupable et doit être tué : voilà la conclusion du syllogisme de la vengeance qui apparut dans l’esprit de ce pauvre malade ! Il ne remarqua pas, hélas, que cette condamnation n’avait aucun sens. On ne peut condamner quelqu’un qui est déjà mort, et l’Edmond Dantès, marin honnête, gai, amoureux de Mercédès, était définitivement mort et à sa place était apparu un homme tout à fait différent, rusé, cruel, le sombre comte de Monte-Cristo, assassin et cynique, n’aimant personne, prêt au nom du feu glacé de la vengeance qui dévorait sa poitrine, prêt à provoquer la perte du fils de Mercédès, des descendants innocents de Villefort ! Hélas, trois fois hélas !

« Le comte ne pouvait imiter les assassinats de ses ennemis. Non, il n’aurait pu se satisfaire d’une balle dans le cœur ou du nœud de la corde. Je vous rappelle  que le comte était devenu un assassin sophistiqué, cruel, cynique, pour qui le meurtre était une sorte d’art. D’abord des mercenaires devaient le poignarder, leur sale besogne étant rémunérée par les richesses du comte lui-même (évidemment ils ne connaissaient pas le nom de la victime). J’ai découvert ce plan. Ensuite, le comte devait recevoir la balle du fils du commissaire, mort par la volonté du comte. Sur le responsable de la mort de son père, il y eut une lettre qui racontait tout et fut habilement réexpédié en Europe. Y était joint l’argent indispensable à l’accomplissement du meurtre. Mais l’assassin eut la tête  tranchée par un énorme éthiopien, garde du corps de Haydée, juste au moment où il allait appuyer sur la gâchette. Mais l’esprit d’un fou est plus tortueux que l’esprit d’un soufi, telle est la volonté du Tout Puissant ! Le comte a péri dans de bien étranges circonstances, dont le sens vrai n’était accessible qu’à Haydée. Ainsi, moi je devins, de docteur de la princesse, propriétaire d’une fumerie, avec des blessures sur le dos faites par le knout et qui ne cicatrisent pas. Honte à moi, honte ! »

…Une heure plus tard l’arabe installait sur un coussin l’officier ivre de haschich. Ce faisant, il lui marmonnait sous le nez : « nous sommes tous insensés ! N’est-ce pas de la folie de penser que nous sommes ? Qu’existent le comte de Monte-Cristo et Albert, Paris et Le Caire, le ciel et les étoiles ? O, pardonne-nous, l’Unique et l’Unique Authentique ! » Et là, tout fut enveloppé de pénombre, de fumée blanchâtre et enivrante, et peut-être un dragon émeraude aux serres dorées traversa-t-il la pièce en volant, et peut-être pas. Pour s’en assurer il faudrait, ne serait-ce qu’un bref moment, se tenir dans un des mondes, et les mondes, il y en a un nombre infini et on ne remarque même pas quand l’un finit et un autre commence. Dans l’un vit le comte de Monte-Cristo, dans un autre le comte créé par Dumas, dans un troisième Dumas créé par l’Unique Authentique et dans le quatrième, situation incongrue, un partage entre soufi et Unique Authentique et là il n’y a plus de mots pour l’exprimer. 

Traduction : Jacqueline Boyer 

 

 

 

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