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Un homme dans la nuit

Gaston Leroux

346 pages
Fayard - 1910 - France
Roman

Intérêt: **

 

 

Ce roman est l’une des deux variations sur le thème de Monte-Cristo écrites par ce célèbre auteur de feuilletons avec l’exceptionnel Le roi Mystère. Alors que ce dernier est une mise en abyme du Comte de Monte-Cristo, Un homme dans la nuit est plus simplement une histoire de vengeance directement inspirée par Dumas, avec quelques différences importantes.

L’histoire commence par un prologue situé aux Etats-Unis. Trois personnages voyagent ensemble à travers les grandes plaines dans un train de l’Union Pacific Railways : sir Jonathan Smith, milliardaire, « roi de l’huile », impitoyable homme d’affaires, égoïste et cruel ; miss Mary, sa fiancée ; Charley, son homme de confiance. Le seul sentiment humain que l’on connaît à Jonathan Smith est son amour sans borne pour la jeune fille. Mais il se trouve que celle-ci et Charley sont amoureux. Smith les surprend en train de s’embrasser, se jette sur Charley. Mary s’empare d’un revolver, tire sur Smith dont le corps tombe du train et disparaît…

L’histoire principale se déroule vingt ans plus tard à Paris. Le Tout Paris est mis en ébullition par l’arrivée d’un certain « prince Agra », aussi riche que mystérieux. Plein d’histoires fantastiques courent sur son compte. Il est en outre accompagné d’un être encore plus mystérieux – et carrément inquiétant : un certain Arnoldson, à moitié difforme, le visage masqué par de grosses lunettes, qui ne se montre que la nuit, d’où son surnom d’« homme de la nuit ».

Parmi la bonne société parisienne, figure la famille Lawrence : Maxime, le père, dont on comprend qu’il s’agit de Charley qui a changé d’identité, Adrienne, qui n’est autre que Mary, et leurs deux enfants, un fils Pold et une fille Lily. Autre personnage très important : Diane, une courtisane de haut vol, qui fait tourner toutes les têtes masculines. Le jeune Pold en est fou.

Le prince Agra, jeune, beau et riche, séduit Diane, dont il se fait un instrument docile. Il lui ordonne de séduire Lawrence. Avec son art consommé de la séduction, elle y parvient sans mal, au point de lui faire complètement perdre la tête.

En parallèle de ces événements parisiens, on en apprend davantage sur les deux hommes mystérieux. Arnoldson n’est autre que Jonathan Smith, qui avait réchappé à la mort et avait préféré disparaître. Le prétendu prince Agra est son fils, qu’il avait eu jadis d’une liaison passagère, avait abandonné, puis recueilli dans la plus extrême misère. Smith a ensuite formé l’enfant, puis le jeune homme dans le but d’en faire l’instrument de sa vengeance.

Arnoldson ordonne ainsi à Agra de rendre Lily folle amoureuse, afin de pouvoir ensuite la déshonorer. Avec machiavélisme, il tisse sa toile autour de la famille Lawrence. Il noue des relations financières avec Maxime Lawrence, pour le plus grand désavantage de celui-ci. Ayant rendu Maxime amoureux fou de Diane, il joue sur la passion du jeune Pold pour la même courtisane pour rendre le père fou de jalousie du fils. Il informe Adrienne de l’infidélité de son mari.

Pire encore, il manipule Pold pour qu’il aille voler chez Diane, contre de l’argent, les lettres d’amour qu’elle a reçues de Lawrence. Il va aussitôt les montrer à Adrienne qui en éprouve une immense douleur, pour son plus grand plaisir. Arnoldson lui annonce alors qu’il veut la posséder, qu’il sait bien qu’il lui fait horreur, mais qu’il l’aura malgré tout.

Effondrée, Adrienne chasse son mari. A ce même moment, celui-ci est informé que si Diane ne cède toujours pas à ses avances, c’est parce qu’elle lui préfère son fils Pold. En outre, lui apprend-t-on, c’est son fils qui a volé ses lettres chez Diane. Arnoldson s’arrange pour que Diane et Pold se retrouvent dans le même appartement, Lawrence y arrive à moitié dément et assassine la courtisane et son propre fils (qu’il rate, en fait). A la suite de quoi, il se suicide, non sans qu’Arnoldson lui ait révélé dans ses derniers instants être en réalité le Jonathan Smith qu’il croyait mort depuis vingt ans.

Lawrence mort et Pold aussi (du moins le croit-on), la terrible vengeance ne s’arrête pas. Le prince Agra enlève Lily pour la déshonorer. Quant à Adrienne, Arnoldson lui met le marché en main : si elle veut revoir sa fille, il lui faut se donner à lui… C’est à ce moment-là que la vengeance soigneusement ourdie par l’ancien « roi de l’huile » déraille. Car le prince Agra tombe effectivement amoureux de Lily et se rebelle contre son père. Il ramène sa fille à Adrienne (sans l’avoir touchée, bien évidemment). Arnoldson s’enfuit.

Il n’a pas pour autant renoncé à sa vengeance. Pendant un an, Agra protège la famille Lawrence (Adrienne et ses deux enfants) dans l’ombre. Mais Arnoldson attire ses victimes dans l’énorme « bazar des fiancés », sorte de fête de charité organisée à Paris dans des baraquements en toile auxquels il met le feu. Il en résulte un carnage mais Agra sauve in extremis les trois Lawrence tandis que le terrible vengeur périt. Un bref épilogue montre que sa malédiction ne s’est pas éteinte avec lui : six ans plus tard, Agra et Lily sont heureusement mariés et jeunes parents mais il semblerait que leur fils ait hérité de l’effroyable personnalité de son grand-père !

 

Un homme dans la nuit est un roman aussi intéressant par ses points communs que par ses différences avec Le comte de Monte-Cristo. Les similitudes sont évidentes. Un homme victime d’une trahison de ses proches disparaît et semble mort aux yeux de tous. Méconnaissable, il mûrit longuement sa vengeance. Pour lui, il ne s’agit pas de tuer rapidement ses ennemis mais bien de les faire souffrir méthodiquement dans ce qu’ils ont de plus cher. « Il y a des hommes qui se vengent en tuant ! Les insensés ! (…) D’autres s’attaquent à la chair, se vengent sur la chair ! Les imbéciles ! Les tortures du cœur sont autrement plus terribles ! » lance Arnoldson à son fils Agra, « nous allons broyer quatre cœurs ! ». Comme Monte-Cristo, Arnoldson élabore des intrigues complexes pour tirer le parti maximum des faiblesses de ses ennemis : il rend Lawrence et son fils Pold amoureux de la même femme, convainc le père que son fils est son rival victorieux et l’a dénoncé lui-même à son épouse Adrienne. Au point de le rendre littéralement fou de jalousie et de rage et l’amener à tuer son propre fils. Arnoldson a la même conception de son rôle de vengeur que Monte-Cristo : « ma puissance morale sur mes ennemis est telle qu’ils se chargent de faire ma besogne et qu’ils mettent à me venger eux-mêmes sur eux-mêmes une telle ardeur que cela vous fera vraiment plaisir à voir », explique-t-il à ses complices.

Les similitudes vont loin dans certains détails comme le fait que les serviteurs des Lawrence et de Diane sont tous à la solde d’Arnoldson, qu’il a un serviteur qui est un colosse sourd-muet (comme Ali chez Monte-Cristo), ou encore la richesse et le caractère totalement mystérieux du prince Agra, dont tout le monde est ébloui et cherche d’où il vient.

Les différences sont tout aussi intéressantes. La plus importante est le renversement du rôle des coupables et des victimes. Charley et Mary ont certes cru avoir tué Jonathan Smith au début du récit, mais c’était en partie accidentel et ils en ont éprouvé des remords toute leur vie. Le « roi de l’huile » a bien subi une très grave injustice, mais il est fondamentalement mauvais, cruel, sadique, ne connaissant aucune limite. Là où Monte-Cristo ne se remet pas de causer involontairement du tort à des victimes innocentes, Arnoldson n’y voit aucun inconvénient, bien au contraire.

Différence évidente, enfin : la démultiplication de « Monte-Cristo » en deux personnages, la victime du début qui se venge en restant dans l’ombre, et le richissime prince étranger qui éblouit mais n’est qu’un instrument du premier. Ce faisant, le « premier Monte-Cristo » (la victime) assume aussi le rôle de l’abbé Faria par rapport au « deuxième Monte-Cristo » (le prince). Jonathan Smith ne rencontre pas d’abbé Faria ni ne trouve de trésor – il n’en a pas besoin puisqu’il est déjà richissime (le fait d’être apparemment mort ne l’a pas empêché de conserver sa fortune via un prête-nom). En revanche, en récupérant le fils caché qu’il avait abandonné, en le formant méthodiquement à son œuvre de vengeance, en lui donnant les moyens financiers de se faire passer pour un nabab à la fortune illimitée, il joue vis-à-vis de lui le même rôle que Faria envers Edmond Dantès – mais pas de façon désintéressée comme l’abbé, bien au contraire, pour en faire un instrument à sa main (voir extrait ci-dessous).

Très curieusement, cette dissociation de Monte-Cristo en deux est au cœur aussi de l’autre roman de Leroux inspiré du Comte de Monte-Cristo, Le roi Mystère. Ce dernier, qui joue avec virtuosité explicitement du mythe de Monte-Cristo, est très clairement le plus riche et inventif des deux. Mais Un homme dans la nuit, écrit nettement plus tôt (il est paru sous forme de roman en 1910 contre 1908 pour Le roi Mystère mais une première version avait paru en feuilleton dans la presse dès 1898) n’en demeure pas moins une très intéressante variation plus classique sur le thème de Monte-Cristo.

 

Extrait du chapitre XIV Une terrible explication

— J'avais dix ans, monsieur, fit Agra, quand j'eus le malheur de vous connaître.

— Quand vous avez eu ce malheur, vous étiez à ce point désespéré que vous songiez à mourir. Oui, vous aviez déjà songé au suicide à dix ans ! Et si vous n'avez point exécuté votre sinistre projet, c'est que vous aviez jugé que la mort venait assez vite à vous pour qu'il fût inutile que vous fissiez un pas vers elle !

— C'est vrai, monsieur, j'allais mourir. Et vous m'avez sauvé. J'allais mourir de misère sur cette paillasse de la taverne de Boston où m'avaient jeté quelques matelots pitoyables. C'est là que vous êtes venu me recueillir, c'est là que vous m'avez adopté. Ah ! certes, vous m'avez montré de la tendresse ! Comme vous prîtes soin de moi ! Je vous considérais comme un père, je vous aimais comme un père ! Moi qui ne connus jamais le mien, moi dont la mère se détournait en pleurant, quand je lui parlais de mon père !... Et puis, si jeune, j'avais déjà tant souffert... Ah ! monsieur, vous venez ici de me rappeler mon histoire... je ne l'ai pas oubliée ! J'ai toujours le souvenir de ces premières années que je passai, errant de ville en ville avec ma mère. Croyez-vous qu'elle s'effacera jamais de ma mémoire, l'heure maudite qui me la prit, expirante de misère ! Puis, dans le malheur de ma vie, je vis une trêve. Par quel concours de circonstances suis-je conduit par un inconnu dans un family house de La Nouvelle-Orléans ? Mystère ! Cette trêve, du reste, est de courte durée. J'avais huit ans quand la pension qui m'était servie à La Nouvelle-Orléans, et qui me venait d'une main ignorée, me fit défaut tout d'un coup. Quelques mois plus tard, ceux qui avaient charge de moi, ne recevant plus d'argent, me traitèrent de telle sorte, que je pris la fuite ! Deux ans, je luttai. Je fis des commissions, je portai des fardeaux ! J'allai de la campagne à la ville et de la ville au port ! J'eus, de temps en temps, un morceau de pain ! Enfin, je tombai d'épuisement. La dernière station de cet effroyable calvaire fut Boston, où vous me rencontrâtes sur votre route !

« Et vous m'avez sauvé ! Vous avez sauvé mon corps, monsieur ! Mais mon âme ! Mon âme ! Qu'avez-vous fait de mon âme ? Vous, mon maître, qu'avez-vous fait de moi ? »

L'Homme de la nuit interrompit Agra.

— Ce que j'ai fait de vous, fit-il d'une voix solennelle, je vais vous le dire : Vous étiez pauvre ; je vous ai fait assez riche pour, s'il vous en prenait fantaisie, acheter un royaume ! Vous étiez ignorant ; je vous donnai les premiers professeurs du monde et j'ouvris votre intelligence à toutes les sciences, à tous les arts. Je vous fis connaître les nations, et l'on vous apprit leur langage. Vous étiez faible, incapable de vous défendre contre les hommes ; je voulus, pour que vous les puissiez vaincre en toutes circonstances, que vous fussiez puissant contre eux par le corps et par l'esprit. Votre corps fut soumis à un entraînement de tous les jours et connut tous les exercices ; votre esprit subit une gymnastique spéciale. Je vous appris la ruse des hommes, leur hypocrisie, leur bassesse, leur méchanceté. Je vous appris à les haïr ! Je vous fis toucher de près, par des exemples sans nombre, l'ignominie de la vie des hommes ! Je vous ai gardé contre tous les préjugés qui vous auraient fait la victime des hommes. Et surtout, Agra, j'ai gardé votre cœur contre l'Ennemie éternelle. Je l'ai à jamais fermé à la Femme. J'ai voulu qu'aucune femme n'habitât votre cœur ! Ah ! oui, Agra, j'ai tué l'amour en vous ! Quoi que vous fassiez maintenant, vous n'aimerez pas, c'est-à-dire vous ne souffrirez pas ! Vous ne serez pas susceptible de certaines tortures qui déchirent le cœur plus affreusement encore que les tenailles rougies aux creusets des bourreaux n'ont jadis déchiqueté les chairs. J'ai fait cela ! J'ai fait cela ! Je vous ai montré tant d'épouses parjures, tant d'amantes infidèles, tant d'honnêtes femmes prostituées, tant de fiancées impures que vous ne croirez jamais à la parole menteuse des femmes !

— C'est vrai, dit tout bas le prince Agra, jamais une femme n'a fait battre mon cœur !

— Voilà, reprit avec force Arnoldson, voilà ce que j'ai fait de vous ! J'ai fait de vous cet être tout-puissant, ce merveilleux instrument dont j'avais besoin pour l'œuvre que je poursuis et qui touche à son terme.


 

 

 

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