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Le roman ivre

Isabelle Stibbe

192 pages
Robert Laffont - 2018 - France
Roman

Intérêt: *

 

 

 

Dans la masse des romans rendant hommage à Dumas, celui-ci se distingue par son originalité. L’histoire commence à notre époque par l’agression d’une jeune avocate, Camille, que des hommes cherchent à tuer alors qu’elle rentre chez elle rue Férou dans le VIème arrondissement de Paris. Quand elle se réveille de son évanouissement, deux hommes sont en train de la secourir, Athos et son valet Grimaud : la voilà transportée au XVIIème siècle – ou plus exactement, elle s’en rend compte rapidement, à l’intérieur du roman de Dumas.

Dès lors, sa vie ne cesse d’osciller entre ces deux mondes, celui bien réel de la France d’aujourd’hui, celui de la fiction dumasienne – qui présente toutes les caractéristiques de la réalité quand elle s’y retrouve. Pour y accéder, rien de plus simple : il lui suffit de toucher ce grand mur de la rue Férou sur lequel est reproduit le chef d’œuvre de Rimbaud Le bateau ivre (voir sur Google Maps). La rue Férou est décidément bien littéraire puisque c’est là qu’Athos réside dans Les trois mousquetaires, ce qui est tout sauf une coïncidence : si Camille y habite, c’est en raison de la passion qu’elle voue depuis toujours à ce roman en général et au plus âgé de ses quatre héros en particulier…

A partir de là, deux intrigues se développent en parallèle. Dans le monde moderne, Camille doit affronter un complot qui vise sa vie professionnelle d’avocate promise à un brillant avenir, voire sa vie tout court. Dans le monde de la littérature, elle accompagne Athos et d’Artagnan dans une mission périlleuse qui les mène à Montpellier puis à Venise dans le but de sauver la vie de Louis XIII.

Plus le temps va, plus cette double existence devient problématique. Car les périodes « mousquetaire » de Camille ne sont pas de simples rêveries, ça ne serait pas drôle : elles empiètent au contraire de plus en plus sur sa vie réelle. Quand Athos se prend de passion pour cette intrigante inconnue et répond ainsi à celle que Camille lui voue depuis l’adolescence, cela n’arrange pas les relations entre la jeune femme et son fiancé Vincent, un professeur de lettres qui n’a peut-être pas le même panache que le mousquetaire… Si bien que Camille devra finalement se résoudre à renoncer délibérément au Bateau ivre de la rue Férou et à ses escapades dans le monde de Dumas.


On parle beaucoup de littérature dans ce Roman ivre. Dumas, Rimbaud, mais aussi Marcel Aymé et son Passe-Muraille, Albert Cohen, Théophile Gautier et, beaucoup, Flaubert. Il y a de vraies trouvailles comme la façon dont Camille, terrifiée à l’idée que son irruption dans le monde de Dumas dans la période entre Les trois mousquetaires et Vingt ans après ne modifie le futur romanesque (problème bien connu de tous les voyageurs temporels), s’arrange pour que la passion qu’Athos éprouve pour elle l’amène, des années plus tard, à sa nuit d’amour avec « Marie Michon » de laquelle résultera son fils Raoul de Bragelonne.

Ecrit partiellement sous forme de pastiche du style de Dumas, le livre est d’abord un vibrant hommage à l’écrivain. De nombreuses anecdotes visiblement autobiographiques mettent en scène une famille où tout le monde vénère Dumas, où les repas virent au tournoi d’érudition sur les détails de ses romans, où l’édition de la Pléiade du Comte de Monte-Cristo est offerte à un bébé le jour de sa naissance (voir extrait ci-dessous).

Au delà de ces aspects fort sympathiques, le roman pèche à plusieurs égards. L’intrigue tourne court : on ne comprend vraiment ni pourquoi son ennemi cherchait à assassiner Camille, ni comment elle a provoqué sa chute. Alors que l’on aimerait souvent que certains romans soient plus courts, celui-ci aurait sans doute gagné à être un peu plus long. Par ailleurs, la délicate alchimie entre rêve et réalité, monde réel et monde de la fiction ne fonctionne pas toujours, peut-être parce que l’auteure veut en faire un peu trop : poussant toujours plus loin la mise en abyme, elle va jusqu’à insérer dans son texte de nombreux paragraphes qui la montrent elle, l’auteurs réelle, en train de discuter avec sa fille du roman qu’elle est en train d’écrire. Ca n’était peut-être pas nécessaire.

 

Extrait de la première partie Paris, chapitre 9, Comment l’amour de Dumas vient aux enfants

Camille regardait Vincent dormir. Le lit les avait réconciliés. Encore une soirée de dispute, toujours pour la même raison : la jalousie de Vincent. Au cours du dîner, un lapsus lui avait échappé : elle l’avait appelé Athos au lieu de Vincent. Devant sa réaction disproportionnée, elle s’était impatientée, plus que de raison elle aussi, sans doute parce que cette fois elle se sentait un peu coupable. Dans sa colère, elle avait fini par mentionner ses rencontres avec Athos, le regrettant aussitôt, comme si le secret sanctuarisait la beauté de ce qu’elle vivait. Phénomène étrange : la jalousie de Vincent était d’une puissance telle qu’elle avait pris le pas sur l’incrédulité. Pas une seule seconde il n’avait mis en doute la véracité de son récit. Comme pour montrer sa supériorité sur un personnage de papier, il lui avait fait l’amour avec ardeur. Maintenant, il dormait. Pas elle.

Elle repensait à son enfance. C’était une tradition familiale : on faisait son apprentissage de la lecture avec la comtesse de Ségur à six ans, puis avec Alexandre Dumas à huit. Dans cette famille de lecteurs invétérés se transmettait depuis trois générations un amour proche de la dévotion pour cet auteur. On commençait par Les Trois Mousquetaires, puis on se plongeait dans Le Comte de Monte-Cristo jusqu’à le connaître par cœur. Les maladies infantiles étaient accueillies avec joie. Coqueluche, rubéole, oreillons : autant d’occasions de garder le lit pour y relire ces romans avec un plaisir qui, loin de s’épuiser, se renouvelait sans cesse. C’était tel détail auquel on n’avait pas porté attention jusque-là, telle remarque qu’on n’avait pas comprise à la première lecture.

Les personnages de Dumas faisaient partie de leur vie quotidienne. A table, on se lançait des colles pour tester ses connaissances : « Dans quel hôtel descend Albert de Morcerf à Rome ? », ou : « Quels sont les mots prononcés par d’Artagnan quand il découvre la fleur de lys sur l’épaule de Milady ? » A treize ou quatorze ans, on avait déjà avalé la tétralogie de Joseph Balsamo, la trilogie de La Reine Margot, et jusqu’aux plus méconnus des ouvrages du romancier, comme Les Blancs et les Bleus ou Le Trou de l’enfer. Et, bien sûr, on ne rêvait que de visiter le château d’If lors d’un séjour à Marseille ou la cellule du Masque de fer en passant par l’île Sainte-Marguerite. Une passion. Une folie douce, disaient certains.

Ce qui leur plaisait chez Dumas? Le sens de la narration, les dialogues piquants, l’Histoire racontée avec gourmandise, les protagonistes si bien campés, l’idée de la fatalité, souvent présente, dans Monte-Cristo surtout. Chacun avait son personnage de prédilection : le père avait un petit faible pour Porthos, même si Edmond Dantès était son véritable héros, la mère et Pénélope étaient sensibles à l’audace de d’Artagnan, tandis que Camille restait fascinée par l’élégance et le mystère d’Athos. Plus d’une fois, dans des situations moralement difficiles, elle s’était demandé comment il aurait agi à sa place. Peut-être tenait-elle sa droiture de lui.

Dumas, c’était leur enfance. Particulièrement pour Camille, la cadette, qui associait depuis toujours la lecture à sa sœur Pénélope. Camille était de nature impatiente, au point de vouloir connaître céans la suite de l’histoire. Sa sœur ayant tout lu avant elle, il était commode de lui demander ce qui allait se passer. Loin de gâcher son plaisir, s’entendre dévoiler la fin ou un élément clef du récit rendait sa joie plus vive quand elle reprenait sa lecture, comme un mélomane est charmé à l’écoute d’une mélodie entendue mille fois.

 


 

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