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Couleurs de l’incendie

Pierre Lemaître

542 pages
Albin Michel - 2018 - France
Roman

Intérêt: **

 

 

Comment ne pas inclure dans pastichesdumas un roman que son auteur désigne, à la première ligne de ses notes finales, comme un « hommage à mon maître Dumas » ? Et dont toutes les critiques ou à peu près soulignent le parallèle avec Le comte de Monte-Cristo ? Pourtant, le lien entre Couleurs de l’incendie et le chef d’œuvre de Dumas n’est pas aussi étroit qu’on pourrait le penser à prime abord. Même si l’« esprit dumasien » est, lui, bien présent.

Ce roman est le deuxième volet d’une trilogie commencée par Au revoir là-haut. Couronné par le prix Goncourt en 2013, ce dernier livre a remporté un considérable succès, de même que le film qui en a été tiré en 2017.

Couleurs de l’incendie est centré sur Madeleine Péricourt, personnage relativement secondaire du premier roman. Il s’agit de la fille de Marcel Péricourt, le richissime banquier qui jouait un rôle central dans Au revoir là-haut, tout comme son fils.

Ce deuxième volet de la trilogie s’ouvre sur les obsèques de Marcel Péricourt, qui s’accompagnent d’un drame épouvantable : le fils de Madeleine, Paul, sept ans, se jette par la fenêtre du deuxième étage sur le cercueil de son grand-père. Il en réchappe, mais paralysé à vie.

Dès lors, c’est une véritable descente aux enfers que subit Madeleine. Elle se retrouve du jour au lendemain seule héritière de l’empire financier de son père, sans y avoir été le moins du monde préparée : ce n’était pas l’usage en 1927 d’initier les femmes aux affaires. Elle s’y intéresse d’autant moins qu’elle se consacre totalement à son fils, rongée par la question de savoir ce qui a pu pousser un enfant si jeune à tenter de se suicider.

La jeune femme apparaît ainsi comme une proie facile à son entourage. Le gestionnaire du groupe Péricourt, Gustave Joubert, s’allie au frère du défunt banquier, Charles, pour organiser méthodiquement – et à leur profit – la ruine de Madeleine. Ils sont aidés en cela par Léonce, la gouvernante de Paul, qui en sera récompensée en épousant Joubert devenu millionnaire.

Quand Madeleine découvre l’étendue du désastre, il est trop tard. Il ne lui reste plus qu’à organiser sa survie et celle de son fils avec les maigres ressources qui lui restent, et à préparer sa vengeance.

Car la jeune femme est décidée à tout mettre en œuvre pour punir les artisans de sa chute. Ayant trouvé un moyen imparable de faire chanter Léonce, elle fait de l’épouse de Joubert son agent au cœur du camp ennemi. Avec son aide et celle de deux ou trois collaborateurs qu’elle paye avec le peu d’argent dont elle dispose, elle monte des machinations complexes. Alors que Charles Péricourt, son oncle, est devenu député chargé de la lutte contre l’évasion fiscale, elle fait apparaître son nom dans une liste de détenteurs de gros comptes en Suisse, ruinant ainsi sa carrière. Traitement encore plus élaboré pour Gustave Joubert. Celui-ci s’est reconverti dans l’industrie et a investi toutes ses ressources dans la mise au point d’un avion à réaction pour donner la suprématie aérienne à la France face à l’Allemagne nazie qui monte en puissance. Madeleine organise une succession de sabotages dans son usine puis fait croire aux autorités françaises que Joubert a cherché à vendre son invention à l’Allemagne : l’homme d’affaires est donc non seulement ruiné mais aussi arrêté pour haute trahison.

Reste une dernière vengeance, contre André, l’ancien précepteur de Paul, dont elle a fini par apprendre la responsabilité directe dans la tentative de suicide de son fils. Là, une mise en scène sophistiquée le fera passer pour l’auteur d’un assassinat auquel il était complètement étranger.

 

L’intrigue de Couleurs de l’incendie, on le voit, comporte bien des points communs avec celle du Comte de Monte-Cristo… et au moins autant de divergences. Le roman de Dumas repose sur deux grands thèmes : la vengeance, bien sûr, mais aussi le mythe du surhomme – comment d’effroyables épreuves transforment un homme complètement ordinaire, Edmond Dantès, en un être omniscient, omnipotent, aux moyens intellectuels, humains et financiers illimités. Ce deuxième thème est absent du livre de Lemaître. Madeleine Péricourt n’acquiert ni pouvoirs exceptionnels, ni fortune : bien au contraire, le roman commence par sa ruine et pendant toute son œuvre de vengeance, le problème des moyens financiers dont elle a besoin pour la mener à bien se pose en permanence.

Le thème de la vengeance, en revanche, est bien présent, puisqu’il constitue la trame même de l’histoire. Là aussi, malgré tout, on peut trouver une différence importante entre les vengeances de Madeleine Péricourt et de Monte-Cristo : ce dernier œuvre en faisant apparaître au grand jour les turpitudes de ses ennemis. Il révèle le passé de traître et d’assassin de Morcerf, amène Danglars à se ruiner lui-même par cupidité, exhume l’infidélité et la tentative d’infanticide de Villefort, etc… Au bout du compte, ses ennemis tombent victimes de leurs propres méfaits, ce qui permet à Monte-Cristo de se considérer comme un simple instrument de la volonté de Dieu. Dans Couleurs de l’incendie, c’est tout le contraire : Madeleine Péricourt fabrique de toutes pièces les accusations contre ses ennemis. S’ils tombent, c’est pour des faits dont ils sont innocents.

Les points communs entre les deux livres sont malgré tout substantiels : la chute provoquée par un complot de plusieurs proches aux intérêts différents, le choix de vengeances tortueuses, sophistiquées, qui voient leurs victimes s’enfoncer petit à petit dans un cauchemar dont elles ne peuvent deviner l’origine, etc… Et la citation du Comte de Monte-Cristo est explicite dans certains cas comme lorsque Madeleine s’arrange pour se faire voir brièvement par ses ennemis au moment précis de leur chute, tout comme Edmond Dantès se fait reconnaître in extremis par les siens (voir extrait ci-dessous).

Le parallèle avec Dumas se situe enfin à un niveau plus général : profusion des personnages, tableau de toute une époque et singulièrement de ses lieux de pouvoirs (le portrait de la France des années 20 et 30 et de ses milieux financiers, politiques et journalistiques est saisissant), suspense permanent qui incite à tourner les pages sans s’arrêter… Même si Couleurs de l’incendie est un hommage à Dumas plus lointain que celui de nombreux livres recensés sur ce site, il s’agit d’un excellent récit dans la grande tradition du feuilleton, où l’on retrouve un authentique souffle dumasien, un livre qui marque le retour du grand romanesque dans une littérature française contemporaine ravagée par le nombrilisme de l’« autofiction ».

 

Extrait du chapitre 37 
 
Il enfila son manteau. Les policiers le sentaient tendu, prêt à exploser. Ils allaient sortir.

— Comment ça, vous ne l’avez pas arrêtée?

Gustave avait la main sur la poignée de la porte.

— Non, monsieur Joubert. Elle a réussi à échapper à la vigilance des douaniers et de nos agents postés sur le parcours. Personne ne l’a vue descendre, mais à Paris, elle n'était plus dans le train…

Joubert, fauché par cette nouvelle, fixa tour à tour les deux hommes. Il fit un pas en arrière.

— Je vais vous demander de nous suivre, monsieur Joubert.

Gustave était sonné. Si Léonce n’avait pas été arrêtée, pourquoi l’emmenait-on? Il monta en voiture, à l’arrière, derrière le policier qui conduisait.

Au premier feu rouge, il regarda par la vitre.

Sur le coup, il ne réalisa pas. Avait-il rêvé ou quoi? Dans une voiture garée à sa hauteur, n’était-ce pas Madeleine Péricourt qu’il avait aperçue? C’était une vision fugitive, mais si soudaine et inattendue... Une vision « violente », c’était le mot.

Que faisait-elle ici? Ce n’était pas du tout son quartier. Pouvait-elle se trouver là par hasard?

Il avait les idées très embrouillées lorsqu’il se retrouva en face du commissaire à rouflaquettes, accompagné d’un homme élégant au visage austère qui ne s’était pas présenté, mais semblait être son supérieur.

— Nous pensons, dit le policier, que vous étiez parfaitement informé du voyage de votre épouse à Berlin…

— C’est vous qui me l’avez appris !

— Elle a sans doute utilisé des faux papiers pour descendre du train et elle attend quelque part que vous veniez la rejoindre...

— Vous plaisantez !

— On a l’air?

C’est l’autre homme qui reprit la parole. On aurait dit quelqu’un d’un ministère. La Justice ? Il ouvrit une chemise cartonnée.

— Connaissez-vous la Manzel-Fraunhofer-Gesellschaft ?

— Ça ne me dit rien.

— C’est une entreprise suisse. Officiellement, elle fait de l’import-export, mais c’est une couverture. En réalité, c’est une société appartenant à l’État allemand. Elle sert à des opérations commerciales discrètes auxquelles le Reich ne souhaite pas être associé.

— Je ne vois pas...

— Elle vient de virer deux cent cinquante mille francs suisses sur le compte de la Française d’aéronautique, société qui vous appartient.

Joubert était affolé.

— Je ne comprends pas...

Et il était sincère.

— Les services français de contre-espionnage sont formels. Des pages de vos travaux ont été vues sur des bureaux du ministère de l’Air allemand.

— Ma femme a p...

— Nous demanderons à votre épouse de s’expliquer si nous la retrouvons...

A cet instant, il n’aurait su dire pour quelle raison, c’est le visage de Madeleine Péricourt, entrevu fugitivement une heure plus tôt, qui lui vint à l’esprit.

Il n’eut pas le temps de chercher, l’homme du ministère poursuivait:

— Pour le moment, monsieur Joubert, tous les éléments sont réunis pour penser qu’avec sa complicité, vous avez vendu le fruit de vos recherches à l’Allemagne, des recherches effectuées sous contrat avec le gouvernement français, ce qui revient, juridiquement, à de la haute trahison.

— Attendez... !

— Monsieur Gustave Joubert, vous êtes en état d’arrestation.

 


 

 

 

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