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La légende d’Alexandre Dumas*
in Les coups d’épée dans l’eau

Jean Rousseau

12 pages
Michel Lévy Frères - 1863 - Belgique
Humour - Nouvelle

Intérêt: ***

 

 

 

Ce texte humoristique mettant en scène Alexandre Dumas est dû à la plume de l’homme de lettres belge Jean Rousseau (1829-1891). Vivant à Paris au milieu du XIXème siècle, il y travaillait en tant que journaliste, écrivant notamment pour Le Figaro des saynètes satiriques sur les mœurs parisiennes. C’est en 1863 qu’il fait paraître un recueil de textes Les coups d’épée dans l’eau dans lequel figure enpremière position La légende d’Alexandre Dumas.

Reproduite intégralement ci-dessous, cette nouvelle extrêmement drôle est un petit bijou dans lequel Rousseau se paye même le luxe de pasticher une scène du Dom Juan de Molière. On y voit Dumas, en mal d’argent, s’en procurer auprès d’un démon en échange, bien entendu, de la promesse de son âme. Mais le « petit diable de seconde classe » n’est pas à la hauteur quand il s’agit de faire respecter par Dumas sa part du marché. La façon dont Rousseau s’appuie sur les caractéristiques de l’œuvre de Dumas pour lui donner le moyen de rouler le diable dans la farine est un régal. Et l’on appréciera tout particulièrement la chute du récit, dans son tout dernier paragraphe…

Merci à Mihai-Bogdan Ciuca de m’avoir signalé ce livre.

 

Texte intégral de La légende d’Alexandre Dumas

La lune entre les ifs faisait luire sa corne ;
De grands nuages noirs couraient sur le ciel morne.
(Th. Gautier)

I

Cette nuit-là, Alexandre Dumas était seul dans son cabinet de travail. Vous connaissez l'endroit. Une petite pièce à l'entresol, très étroite et très peu ornée; pas de tableaux, pas de glace, pas de pendule ; pour tous meubles, deux fauteuils en tapisserie et une table.

Des tas de journaux, de livres, de manuscrits gisaient à terre, dans la poussière. Quant au grand écrivain, il n'était guère plus orné que son cabinet. Lui-même a raconté comment il était vêtu, dans la vie privée, d'une simple chemise de batiste et d'un pantalon de basin à pieds. Quant à ses chaussettes et à son gilet, il n'en parlait pas, — silence inquiétant !

Dans ce costume léger, Alexandre Dumas se livrait à un travail sinistre : il évoquait le diable !!! — On peut même vous dire quel diable. — C'était un vendredi. Or, d'après Collin de Plancy, le diable qui est de corvée sur terre ce jour-là est le diable Béchet, un petit diable de seconde classe, un sous-diable. Alexandre Dumas évoquait donc le diable Béchet, faute de mieux.

Il suivit point par point les instructions du grimoire. Il traça d'abord sur le plancher, avec de la craie vierge, un cercle démesuré ; il se mit au centre ; puis, d'une voix claire et sonore il prononça l'incantation de rigueur :

— Viens, Béchet ! viens, Béchet ! viens, Béchet ! Je te conjure, Béchet, et te contrains de venir à moi Je te conjure derechef, etc... (Lire le reste dans le Dictionnaire infernal, page 151.)

En petit diable modeste qu'il est, Béchet ne se fit pas attendre. Il sortit au même moment de la cheminée, le chapeau à la main.

— Qu'y a-t-il pour votre service, maître ?

— Enchanté de te voir, cher diable, lui dit Alexandre Dumas, de la même façon qu'il dit « chers lecteurs ». J’ai besoin de toi, mon ami. Il faut te dire que mes affaires sont un peu dérangées en ce moment. Je tire, comme on dit, le diable par la queue, ça me fatigue...

— Et moi donc ! interrompit le diable douloureusement.

— Donc, mon cher diable, voici l'affaire : tu m'obligerais fort en me prêtant cent mille francs.

Béchet fit un bond :

— Comme vous y allez, cher maître ! Il n'est pas dans mes moyens de prêter de si fortes sommes ; je ne suis qu'un pauvre diable subalterne et peu fortuné. Vingt mille francs, si vous voulez.

— Vingt mille francs, soit ! mais alors il me les faut sur l'heure.

— Vous savez les conditions ordinaires ? demanda Béchet. Il y a une âme à me livrer en paiement…

— Toutes les âmes que tu voudras, mon ami !... Veux-tu l'âme de Michel?

— Peuh ! fit Béchet, une âme de domestique !

— Veux-tu l'âme de mon ami Rusconi ? Une belle âme, cher diable ! Rusconi a pris, à l'île d'Elbe, une tasse de café avec Napoléon. En 1822, il conspira à Colmar avec Carrel. En 1832, il reçut le fameux chapeau que M. de Ménars prêta à la duchesse de Berry. Enfin, depuis 1834, il est mon ami ; cela dit tout. Veux-tu l'âme précieuse de Rusconi ?

— Non, dit Béchet ; l'âme de don Rusconi est noble et généreuse ; mais c'est votre âme à vous que je voudrais, cher maître.

— Tu n'es pas dégoûté fit Alexandre Dumas intérieurement flatté. Eh bien, c'est convenu. Je te livrerai mon âme.

— A quelle époque ?

— Quand mon roman sera fini. J'ai besoin de toute mon âme jusque-là, tu conçois.

— Quel roman ?

— Mes Trois Mousquetaires.

— Accepté ! dit Béchet, qui calcula dans sa tète que l'échéance ne pouvait être lointaine, Alexandre Dumas écrivant, comme chacun sait, trois millions de lettres par semestre, c'est-à-dire dix volumes tous les trois mois ; — rédigeons l'acte, cher maître.

Le diable avait apporté une main de son papier ordinaire, autrement dit une grande peau d'excommunié écorché vif. Alexandre Dumas en prit un cahier et se mit à écrire. Cela fut un peu long. Voyant qu'il n'en finissait pas, Béchet regarda par-dessus son épaule. Il s'aperçut que, sous la main d'Alexandre Dumas, l'acte tournait insensiblement au roman ; le grand romancier y mêlait du dialogue ! Justement alarmé, le diable lui reprit la plume, et rédigea lui-même, de sa griffe, un billet en deux lignes comme tous les billets. Celui-ci, au dire de messire Edouard Fournier, le savant archiviste, était ainsi conçu :

« Bon pour une âme, la mienne, que je m'engage à livrer au sieur Béchet, diable de seconde classe, dès que mes Mousquetaires seront terminés. »

Alexandre Dumas signa.

— Au revoir, cher maître, dit le diable en reprenant la route de la cheminée ; jusqu'à la fin de vos Mousquetaires, alors?

— Jusqu'à la fin de mes Mousquetaires! dit Alexandre Dumas.

Et il empocha les vingt mille francs de l'enfer.

II

Quelques mois s'étaient écoulés. Les Mousquetaires avaient paru entièrement en feuilletons et même en volumes ; l'échéance infernale avait sonné ; pourtant le diable, à sa grande surprise, n'avait pas eu de nouvelles de l'âme d'Alexandre Dumas. Il attendit le premier vendredi, son jour de sortie ; il sella et brida un manche à balai, et partit au galop, entre onze heures et minuit, pour aller voir le grand romancier. Il retrouva Alexandre Dumas dans le même cabinet de travail, dans le même pantalon de basin à pieds et dans la même chemise de batiste.

— Bonsoir, maître, dit Béchet en entrant par le trou de la serrure.

— Ah ! c'est toi ? fit Alexandre Dumas. Bonsoir, cher diable, bonsoir.

— Je viens, dit Béchet, pour le petit billet que vous savez.

— Et tu vas bien? interrompit Alexandre Dumas.

— Pas mal, et vous? dit Béchet machinalement.

— Et ton camarade Lucifer, qu'on a précipité du ciel autrefois ?... Il ne se ressent plus de sa chute ?

— Presque pas. Un petit reste d'entorse.

— Et ton autre collègue Astaroth, l'honnête Astaroth? voyage-t-il toujours sur son dragon, une vipère à la main?

— Pas maintenant ; son jour est le mercredi.

— Et Aquiel ? demande-t-il toujours un poil de leur tête aux gens qui l'évoquent ?

— Naturellement, dit Béchet ; c'est sa consigne.

— C'est que j'ai entendu dire, continua Alexandre Dumas, qu'on le vole quelquefois, ce pauvre Aquiel. Il croit prendre un poil humain, et pas du tout ! on lui donne un poil de renard.

— Vous le connaissez donc? demanda Béchet.

— Moi, dit Alexandre Dumas, je connais tout le monde, de même que tout le monde me connaît.

Béchet était un diable peu lettré. Il ne s'aperçut pas que le grand romancier répétait avec lui la scène de don Juan et de M. Dimanche. Pourtant il s'inquiéta vaguement en voyant qu'il n'était pas question du billet, et il profita du premier moment de silence pour en reparler.

— Pardon, maître, mais vous savez que le délai est expiré ; je viens chercher votre âme. L'avez-vous préparée ?

— Comment ! mon âme ? fit Alexandre Dumas, qui fronça le sourcil. Perdez-vous la tête, monsieur Béchet ?

— Chose promise, chose due, cher maître. Voici votre bon pour une âme — payable à vue — dès que vos Mousquetaires seront finis. Or, j'en ai lu tout à l'heure la fin dans un cabinet de lecture.

— Comment ! la fin ?

— Oui, cher maître. Si bien la fin, que vous avez mis ce titre à votre dernier chapitre : Épilogue.

Alexandre Dumas se mit à rire, d'un rire satanique qui fit trembler le pauvre diable de seconde classe.

— Oui, certainement, l'épilogue, mais l'épilogue de la première partie seulement, cher diable !

Béchet, atterré, baissa le front et les cornes.

— II y aura donc une seconde partie ? balbutia-t-il.

— Oui, mon ami, une seconde partie qui s'intitulera Vingt Ans après. Comprenez donc, cher diable ! Mes héros ne peuvent pas rester où ils en sont. D'Artagnan n'est encore que lieutenant ; il faut qu'il passe capitaine. Porthos n'est que rentier, il faut qu'il devienne baron. Aramis n'est rien, nous le ferons chevalier. Vous êtes trop bon diable pour vous opposer à l'avancement de ces jeunes gens. Une fois que je les aurais casés convenablement, je n'aurai plus de soucis ; mon âme sera toute à vous.

— Jusqu'à la fin de Vingt Ans après, alors, dit le diable en soupirant ; irrévocablement et sans remise, n'est-ce pas ?

— Sans remise ! répéta Alexandre Dumas.

Le diable remonta sur son manche à balai et disparut.

III

Les jours avaient succédé aux jours et les volumes aux volumes. Tant et tant, que les Vingt Ans après d'Alexandre Dumas étaient finis. Une nuit d'un autre vendredi, le malheureux diable Béchet vint revoir le grand romancier qu'il trouva endormi sur un manuscrit de M. Maquet. Il avait terriblement travaillé, Alexandre Dumas ! De chaque mot de M. Maquet il avait fait une ligne, de chaque ligne un alinéa, de chaque alinéa un chapitre. Béchet l'éveilla doucement, en le tirant par son pantalon de basin et par sa chemise de batiste.

— Allons, cher maître, dit Béchet, l'heure est venue pour votre âme de faire ses paquets.

Alexandre Dumas étouffa un bâillement.

— Mon Dieu ! fit-il, que ces diables sont donc assommants et que vous avez bien fait de vous en débarrasser! Quand on pense que celui-ci ne vient jamais ici sans me demander mon âme ! Vous vous répétez trop, Béchet. Vous devenez fastidieux, mon ami.

— Mais, dit le diable d'une voix mal assurée, vous ne nierez pas, cher maître, que votre roman ne soit fini cette fois. Je viens de lire la conclusion de votre seconde partie. Conclusion ! le mot y est !

— Certainement, dit Dumas impatienté, mais la conclusion de la deuxième partie seulement !

— Grands dieux ! fit le diable consterné, est-ce que la seconde ne serait pas la dernière ? Tous vos mousquetaires ont fait leur chemin, pourtant. D'Artagnan est capitaine ; Porthos s'appelle le baron du Vallon ; Aramis est devenu le chevalier d'Herblay. Qu'ont-ils à demander de plus ?

— Béchet, dit Alexandre Dumas d'un air de pitié, je vois, avec peine que vous avez les idées étroites, pour un diable. Ce qu'ils ont à demander de plus, dites-vous ? Mais, par exemple, d'Artagnan mérite le bâton de maréchal de France ! Aramis aspire à une mitre d'évêque ! Porthos a encore à mourir ! Un beau chapitre à faire, songez-y, Béchet, que l'écroulement d'un tel colosse !

— Ainsi, dit Béchet en gémissant, ainsi vos éternels Mousquetaires auront une troisième partie?

— Qui s'appellera le Vicomte de Bragelonne ; oui, Béchet.

— Et ce vicomte de Bragelonne, dit Béchet d'une voix entrecoupée... ce vicomte sera en… combien de volumes ?...

— En pas beaucoup, Béchet. Voyons. Vingt ans après étaient en huit tomes. Eh bien, donnons au Vicomte vingt-six volumes ; il s'en contentera.

— Vingt-six volumes?...

— Vingt-six !

L'infortuné diable n'en put supporter davantage et tomba évanoui. C'était où Alexandre Dumas l'attendait. Rapide comme l'éclair, il se pencha vers lui et lui prit, dans sa poche gauche, le bon au porteur qu'il lacéra. Puis, par un reste de commisération, il poussa, du bout du pied, le diable jusqu'au fond de la cheminée qui flamboyait.

— Il y reviendra plus vite à lui, se dit-il ; il est là dans son élément !

ÉPILOGUE

Le lendemain, Michel, le fidèle serviteur d'Alexandre Dumas, trouva l'empreinte d'un pied fourchu dans les cendres de la cheminée. Etait-ce le pied de Béchet ? Pour moi, j'incline à croire que c'était le pied d'Alexandre Dumas, infiniment plus diable que ce démon candide.

Vous savez maintenant pourquoi il a cousu tant de rallonges à tant de romans, pourquoi Joseph Balsamo a été suivi d'Ange Pitou, Ange Pitou de la Comtesse de Charny, la Comtesse de Charny du Chevalier de Maison-Rouge, etc., etc. Il n'eût jamais délayé ses charmants récits, s'il n'eût fallu retarder, à tout prix, sa diabolique échéance.

Chose bizarre ! on a remarqué, en ces derniers temps, une certaine inquiétude chez M. Maquet, son collaborateur. Elle date, dit-on, du procès où celui-ci s'est déclaré l'auteur des Trois Mousquetaires, de Vingt Ans après et du Vicomte de Bragelonne. — Que lui est-il arrivé ? Le diable l'aurait-il rendu responsable de la faillite de son associé ? Est-ce l'âme de M. Maquet qui paiera pour Alexandre Dumas ?

 

 

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