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Middle England
Le cœur de l’Angleterre

Jonathan Coe

552 pages
2018 - Royaume-Uni
Roman

Intérêt: **

 

 

Note: ce livre est classé dans la catégorie "Dumas, héros de roman", faute de nomenclature plus adaptée...

La plupart des romans recensés par pastichesdumas sont inspirés dans une très large mesure ou dans leur totalité par l’œuvre (ou parfois la vie) d’Alexandre Dumas. Mais il se trouve de temps en temps un livre qui, tout en traitant de tout autre chose, rend un hommage ponctuel mais marqué et intéressant à notre écrivain. Tel est le cas, par exemple, dans des registres très différents, du Portrait de l’artiste en jeune homme de James Joyce, de Room d’Emma Donoghue ou encore de Balzac et la Petite Tailleuse chinoise de Dai Sijie.

A cette petite liste on peut ajouter Le cœur de l’Angleterre du grand écrivain britannique contemporain Jonathan Coe. Cet excellent roman est consacré au Brexit. Il décrit avec énormément de finesse la montée des sentiments anti-européens ou carrément xénophobes dans « l’Angleterre profonde », la cassure entre les élites londoniennes et les habitants des provinces, les fissures qui se sont créées au sein même des couples et des familles.

Rien à voir avec Dumas dans tout cela… sauf un chapitre où l’un des personnages principaux, une universitaire, se rend à un colloque dumasien qui se tient à Marseille. L’occasion pour Coe de se moquer gentiment des universitaires et de leurs obsessions, et de livrer de belles descriptions du château d’If.

 

Extrait de la première partie La joyeuse Angleterre, chapitre 14
Traduction de Josée Kamoun (Gallimard)

Le XIVe colloque Alexandre Dumas se tenait à l'Université d'Aix-Marseille, pendant la troisième semaine de juillet. Un appel à contributions avait été lancé douze mois plus tôt, et Sophie avait envoyé le chapitre de sa thèse sur les portraits d'Alexandre Dumas par ses contemporains, sans grand espoir qu'il soit retenu. Mais François, l'organisateur du colloque, lui avait répondu dans un anglais charmant et quasi parfait que cette année, le colloque se voulait « pluridisciplinaire autant que plurilocal », formule qu'à ce jour elle n'avait pas encore élucidée. En tout cas, et c'était l'essentiel, son article avait été retenu, et c'est ainsi qu'elle se trouvait participer à son premier congrès international. (…)

Le dîner de ce dimanche soir avait lieu sous les étoiles, dans une petite rue animée qui montait en pente raide vers le cours Julien. Le groupe était lui-même multinational et multilingue, il y avait là des participants français, allemands, italiens, turcs, iraniens et portugais, ainsi qu'un Américain originaire de Chicago qui pouvait avoir l'âge de Sophie, un type réfléchi, au verbe mesuré. Il se nommait Adam et devait sa présence à une bourse réservée aux Afro-Américains ; musicologue, il travaillait sur les musiques de films.

« C'est intéressant », dit Sophie, heureuse de se retrouver à côté de lui en fin de soirée où le dîner devenait plus informel, et où les gens commençaient à changer de place. « Et quel est votre lien avec Alexandre Dumas ?

— Il est assez ténu, avoua-t-il. Je propose une communication sur les différentes partitions des Trois Mousquetaires. Avec un peu de chance, les gens y verront un moment de détente. (…)

L'intervention de Sophie était la deuxième du programme, le lundi en fin de matinée. Elle eut lieu à l'Espace Fernand-Pouillon, sur le campus principal, à côté de la gare Saint-Charles. Sophie comprit tout de suite que le colloque serait organisé avec efficacité, sans bavure. Elle s'exprima en anglais tandis que sur l'écran placé derrière elle se déroulait la traduction de sa communication en français. Elle parla pendant une heure du portrait de Dumas par William Henry Powell. Les questions qui suivirent furent réfléchies, personnelles et nombreuses ; elles fusaient encore à la table du déjeuner, si bien que pendant un moment Sophie fut portée par une impression de succès et par l'enthousiasme de ses collègues.

Cependant, au milieu de l'après-midi suivant, elle s'aperçut qu'elle ne se sentait déjà plus tellement à sa place parmi cet aréopage d'experts, pour ne pas dire de fanatiques. Parce que après tout, ce n'était pas pour rien qu'elle avait décidé de ne plus chercher de petit ami parmi les universitaires : cette manie de se polariser sur un sujet jusqu'à l'obsession en ignorant superbement le reste du monde ! Or Dumas, elle le découvrait, invitait généreusement à l'obsession. Elle avait sous-estimé son énergie et sa fécondité, avec ses centaines de romans, ses millions de mots et les plumes dont il louait les services pour écrire ses livres, l'échelle proprement industrielle de sa production. Pour sa part, elle n'avait lu que Le Comte de Monte-Cristo et, il y avait des lustres, la moitié des Trois Mousquetaires. Dans l'ensemble, les communications, c'était bien naturel, s'intéressaient à l'écriture même de Dumas et portaient sur des textes qu'elle connaissait mal. Or, au menu des conversations du petit déjeuner comme à celui du déjeuner et celui du dîner, on servait du Dumas, encore du Dumas, et toujours du Dumas. Le mardi, donc, au milieu d'une présentation désespérément aride des pièces de théâtre (que plus personne ne lisait, apparemment) elle décida de faire l'impasse sur le reste de l'après-midi pour explorer la ville par ses propres moyens. (…)

Quant à la conférence clef du jeudi sur la notion de captivité chez Dumas, elle serait donnée au château d'If, dans la cellule même où l'écrivain avait incarcéré son Edmond Dantès. Et les séances du mardi se tiendraient à La Friche, pôle culturel de la Belle de Mai, dans une ancienne manufacture de tabac du Ille arrondissement. Sophie sortit en catimini de l'amphithéâtre au cours d'un interminable résumé de l'intrigue de Charles VII chez ses grands vassaux, et demeura un instant éblouie par le soleil féroce de la cour. (…)

(Sophie) ne revint pas au colloque avant le jeudi après-midi, jour de leur virée au château d'If. (…) La traversée fut calme, et à mesure que le château se rapprochait, elle avait du mal à voir en lui une forteresse stratégique ou bien encore, ce qu'il avait été plus tard dans sa vie, un cruel pénitencier d'où il était impossible de s'évader. Aujourd'hui, avec ses tours et ses créneaux que le soleil de la Méditerranée avait recuits jusqu'au blanc crème, il paraissait tout à fait bénin et accueillant. Une attraction touristique d'une beauté étonnante. (…)

Le château fermait au public à dix-sept heures trente : on leur avait exceptionnellement permis de rester deux heures de plus, faveur inédite. À dix-huit heures, alors que les touristes se massaient sur la jetée pour le dernier retour à Marseille, ils se dirigèrent vers la cellule du rez-de-chaussée qui portait le nom d'Edmond Dantès, malheureux héros de Dumas. Elle était tout en profondeur mais étonnamment vaste, avec ses dalles de pierre. Un rai de soleil coulait par une ouverture très haut sur le mur. C'est là que Guillaume, le conférencier, fit sa présentation PowerPoint, et il parla pendant un peu plus d'une heure de « L'incarcération comme métaphore de la paralysie psychologique ». Sophie appréciait la communication, elle en était impressionnée, mais elle avait hâte de quitter la geôle, de ressortir : dehors dans la lumière du soir.

 

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