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Alain Sachs et Alexis Desseaux : « Le Kean de Dumas et Sartre, un mélange exceptionnel de classicisme et de modernité »

 

Depuis 2018, la célèbre pièce de théâtre de Dumas, Kean, dans sa version très largement réécrite par Sartre, a été représentée de multiples fois à Paris, dans plusieurs théâtres différents, et en province dans le cadre de trois tournées. Avec un succès qui n’aura été perturbé que par la crise du Covid. Le metteur en scène Alain Sachs et l’acteur Alexis Desseaux, qui incarne Kean, analysent pour pastichesdumas le caractère profondément original de cette pièce qui combine le pur romanesque de Dumas et les vertigineuses mises en abyme de Sartre.
(interview recueillie le 28 juin 2021)

 

Alain Sachs, qu’est-ce qui vous a amené à vouloir monter Kean ?

Alain Sachs : Une suite de hasards absolus. Je ne connaissais pas du tout la pièce, je ne l’avais jamais vue, je ne sais d’ailleurs pas pourquoi je ne l’ai pas vue jouée par Belmondo dans les années 80… Ce que je voulais monter, en fait, c’était Cyrano de Bergerac ! Cela devait être une version largement adaptée, avec Francis Perrin. Le projet était lancé et voilà que Michalik arrive avec son Edmond ! Je vais donc voir Edmond en sentant qu’il y avait un gros danger, et là, je constate que l’on ne peut plus monter Cyrano de Bergerac avant un petit moment… Et surtout pas avec mon parti pris dramaturgique : tout le monde aurait pensé que j’avais pompé sur Michalik. Mon projet Cyrano était mort.

Je cherchais donc une autre pièce à monter. On m’a parlé de Kean, je l’ai lue et là, je suis tombé de ma chaise parce que c’est une pièce extraordinaire. A certains égards, il y a même des aspects encore plus passionnants que dans Cyrano !

Ce sont des pièces très différentes, tout de même !

Oui, mais il y a des thématiques, un souffle… Et il y a de vraies références à Cyrano dans le Kean de Sartre. On sent que Sartre s’est amusé avec Cyrano. Notamment dans la scène de la taverne quand il décrit lord Mewill : ça ressemble vraiment à la tirade du nez !

Alexis Desseaux (déclamant) : Le vôtre est-il si laid ? Est-il grêlé par la petite vérole ? Défiguré par un chancre mou ? Avez-vous le nez rongé ? Des verrues comme des courges avec des poils dessus ?* C’est flagrant !

Alain Sachs : En tout cas, nous avons décidé de monter Kean. Tous les théâtres de Paris l’ont refusé, hormis Emmanuel Dechartre au Théâtre 14 qui m’a tout de suite dit : c’est une idée sensationnelle. Il m’a demandé : qui sera Kean ? Je lui ai dit que j’avais vu jouer un acteur au Off d’Avignon, Alexis Desseaux, dans Le Choix des Ames de Stéphane Titeca, et en sortant de la pièce je me suis dit : lui, c’est un Kean ! Finalement, c’est une suite de hasards qui nous a fait jouer cette pièce – comme cela arrive assez souvent !

Kean est donc une découverte récente pour vous. Qu’est-ce qui vous a accroché à ce point dans cette pièce ?

Alain Sachs : Le fond et la forme. D’abord, les plus grands thèmes du théâtre y sont : le donjuanisme, la folie, la référence permanente à Shakespeare… Et puis, le théâtre lui-même, la vérité, le jeu, qu’est-ce qui est faire semblant, qu’est-ce qui est joué, c’est complètement pirandellien. C’est Dumas dans les ingrédients mais c’est Sartre qui a fait ça en plein âge d’or de Pirandello.

Sartre était intéressé par tous ces thèmes. On a donc deux pièces à la fois. On a celle de Dumas qui est totalement romanesque, comme plus aucun auteur ne sait en écrire, avec des personnages, un début, un déroulement, une fin, des rebondissements, des coups de théâtre, des choses que personne ne peut deviner… Qui peut dire en cours de route que Kean terminera avec cette jeune comédienne dont il n’a que faire, dont il ne voit même pas que c’est une femme ? Bien sûr, elle n’arrête pas de dire qu’elle va se marier avec lui, mais c’est fait de telle sorte que personne ne la prend au sérieux, à commencer par Kean, et le public non plus !

Il y a donc ce côté romanesque et structuré de Dumas, et ensuite tous les thèmes sur lesquels Sartre a surfé avec jouissance et avec, je pense, la liberté des figures imposées, comme toujours. C’est dans les figures imposées que les grands artistes sont les plus libres et les plus créatifs : ils ne s’encombrent pas de la fabrication et de la construction, ils ne font que faire de la mousse, et dans cette mousse là, ils s’expriment pleinement.

Du coup, nous pouvons traiter les deux aspects : le côté romanesque avec les décors, les costumes, l’histoire, et puis partir dans les abymes de réflexion sur tous les thèmes… Et le public fait son marché dans tout cela. Il y a des gens qui seront sensibles à un aspect ou à un autre, ou qui vont tout prendre.

Avez-vous lu aussi la version originale de Dumas ?

Alain Sachs

Alain Sachs : Pas au début parce que je voulais monter la version de Sartre – qui n’est d’ailleurs plus vraiment celle de Sartre mais la mienne parce que j’ai coupé une heure ! Et en plus je l’ai montée pour huit acteurs alors que dans la version de Sartre il y a des scènes qui dans l’écriture nécessitent quinze personnes. C’est donc cela que j’ai voulu faire. Ce n’est qu’ensuite, pour le plaisir, que je suis allé voir la version de Dumas.

On sait que c’est Brasseur qui a demandé à Sartre de faire cette adaptation. Ils étaient en train de faire Le diable et le bon dieu, et il y a eu une négociation. Brasseur a dit « on me demande de jouer Le diable et le bon dieu, c’est vieillot, je le fais si tu me fais un Kean ».

Alexis Desseaux : Sartre dit qu’il a fait ça très vite, très facilement… En fait, il y a passé du temps, il est parti en Angleterre, il a fait le travail… Mais il a aimé dire que c’était quelque chose d’un peu facile, c’était une coquetterie d’auteur.

L’apport de Sartre, c’est clairement cette mise en abyme, Kean qui bascule dans la folie, ce qui n’est pas le cas chez Dumas : c’est devenu un élément fondamental de la pièce que vous jouez ?

Alexis Desseaux : Bien sûr, avec aussi Shakespeare : Sartre a décliné à fond l’aspect shakespearien : il y a du Roi Lear, etc. Il est question de Shakespeare en permanence. Et encore, nous en avons beaucoup enlevé !

Dans la réalité, Kean était effectivement un acteur shakespearien, ça n’est donc pas artificiel. Alexis Desseaux, quand vous jouez ce personnage, avez-vous le sentiment de jouer du Sartre ou du Dumas ?

Alexis Desseaux - Photo Lot

Alexis Desseaux : C’est une fusion, en fait. Dans la phase d’exploration, de découverte du texte, la première lecture avec Alain et toute l’équipe, j’étais peut-être parti davantage sur l’aspect romanesque de Dumas. Mais ce qui m’intéresse le plus c’est bien ce traitement, cette mise en abyme, cette confusion des sentiments, de l’interprétation, de l’être et du paraître. C’est un propos qui m’intéresse énormément de façon générale. Ca, je savais que je pourrais facilement me régaler avec. Donc, ce que j’ai exploré davantage, c’est l’aspect romanesque de Dumas.  

J’ai eu très vite la conviction que je pourrais faire deux choses à la fois : d’une part faire une espèce de référence respectueuse à tous ces comédiens précédents, ces monstres, Brasseur, Belmondo, Lemaître et cet homme, Kean, tout ce passé là, avec un travail sur la voix qui donne un petit côté « vieux théâtre », si je peux utiliser cette expression ; et d’autre part exprimer cette confusion des sens, des sentiments, cette exploration, cette mise en abyme…

Alain Sachs : Je voudrais ajouter une chose qui m’a frappé, c’est ce mélange de classicisme et de modernité, qui est très rare. On trouve cela parfois dans des adaptations de pièces étrangères, de Shakespeare par exemple. Mais là, on a un auteur contemporain, Sartre, qui adapte Dumas. On a donc les deux dans une même pièce. C’est un cadeau incroyable, un choc d’écriture !

Alexis Desseaux : C’est pour cela que ça touche autant toutes ces générations qui viennent, ces jeunes qui sont tellement frappés par ce qu’ils découvrent ou redécouvrent…

Dans le Kean de Sartre, il y a des mises en abyme spectaculaires avec notamment cette scène où la jeune Anna vient dire à Kean qu’elle veut devenir actrice et où pour la tester il lui dit de jouer le rôle d’une jeune fille qui vient demander à un acteur célèbre de devenir actrice. On a donc sur scène des acteurs qui jouent le rôle d’acteurs qui jouent le rôle d’acteurs… Alexis Desseaux, comment aborde-t-on ce genre de plongée vertigineuse ?

Alexis Desseaux : En faisant totalement confiance au texte. La situation étant bien écrite, il faut être le plus authentique et au premier degré possible.

Photo Lot

Dans cette version de Sartre, Kean bascule dans la folie, il ne fait plus la différence entre le jeu et la réalité…

Alain Sachs : Oui, et pour la première fois de sa vie. Parce que pour la première fois de sa vie, il aime une femme, Eléna, et ça le rend fou immédiatement. Lui qui n’a jamais voulu aimer, pour la première fois serait tombé amoureux. Comme il le dit au prince de Galles au début de la pièce : « j’en crève ». Après on voit que sa folie est beaucoup plus compliquée que ça, il y a une espèce de jouissance dans la folie parce que c’est un cabot, mais ce thème de la folie c’est bien la folie de la confusion des sentiments. C’est le mythe de don Juan, un don Juan qui serait une fois tombé amoureux. C’est insupportable !

Ce thème de l’acteur qui devient incapable de faire la différence entre le jeu et la réalité, qui ne sait plus quand il joue et quand il ne joue pas, est-ce un sujet auquel on est sensible quand on est acteur ?

Alexis Desseaux : Ah oui ! On voit ça autour de nous… La notion de distanciation n’est jamais abordée dans les formations théâtrales pour les jeunes comédiens, c’est une vraie carence. La maladie professionnelle pour les comédiens, elle existe : les sentiments exacerbés, la confusion des sentiments… Pouvoir être au clair là-dessus, ça devrait faire partie de la formation des jeunes acteurs.

Ce basculement de Kean dans la folie, c’est donc une maladie professionnelle ?

Alexis Desseaux : Oui, tout à fait.

Alain Sachs : Ca dépend pour qui. Ca n’arrivera jamais à Michel Bouquet mais ça arrivera à d’autres, on peut trouver…

Alexis Desseaux : On peut citer Dewaere, par exemple. On a aussi les problèmes avec l’alcool, l’alcool méchant. Théâtralement c’est sympa de raconter des anecdotes avec des comédiens alcooliques. Mais en même temps, quand on travaille avec eux, on voit que c’est triste dans la réalité de leur quotidien.

Il y a dans la pièce un passage où Kean tente de dissuader Anna de faire du théâtre en lui dressant un portrait terrifiant de cette profession. Que pensez-vous de cette description apocalyptique de votre métier ?

Alexis Desseaux : Je l’ai trouvée géniale ! On l’a resserrée beaucoup dans notre version mais c’est extraordinaire. On aime la mauvaise foi des personnages, quand elle est vraiment assumée, c’est drôle. 

Parce que Kean termine sa tirade en expliquant que pour rien au monde il ne ferait un autre métier !

Alain Sachs : Evidemment ! Il fait d’ailleurs ensuite une magnifique apologie du jeu : « on ne joue pas pour gagner sa vie, on joue pour mentir, pour se mentir… »** C’est une superbe description de l’art de l’acteur.

Etes-vous sensible au parallèle entre la vie de Kean et celle de Dumas lui-même, le fait que tous deux soient des artistes réputés, fréquentant les grands de ce monde mais sans être vraiment pris au sérieux ni jamais reconnus comme un égal ?

Alexis Desseaux : C’est vrai ! Il y a notamment la scène de la fin entre Kean et le comte, quand l’acteur refuse de se battre : « ce sont les enfants qui se battent. Et les nobles. Et je me suis aperçu cette nuit que je n’étais plus des uns et que je ne serai jamais des autres »***. Effectivement, c’est totalement Dumas ! Il y a tout cet arrière-plan sur leur origine, d’où ils viennent…

Alain Sachs : Cela rejoint d’ailleurs un thème omniprésent dans la pièce, celui de la lutte des classes ! Kean rêve d’aller dans les salons, le prince de Galles rêve de s’encanailler avec Kean mais au bout du compte, chacun retourne dans son monde. C’est tout de même extraordinaire d’avoir tous ces thèmes dans une seule et unique pièce !

Est-ce que c’est cette richesse des thèmes abordés qui explique que sur les peut-être 140 pièces de Dumas Kean est l’une des rares que l’on joue encore ?

Alain Sachs : Et que l’on joue très peu ! Parce que depuis que Belmondo l’a jouée dans les années 80, il n’y a pas eu de grande tentative. Il y a eu une version de Robert Hirsch pour la télévision… **** Donc, quand nous avons voulu monter Kean, nous avons pu y aller royalement parce que ça n’avait pas été joué depuis Belmondo.

Etes-vous heureux de la réception de votre pièce ?

Alain Sachs : Ah oui ! Nous nous arrêterons en décembre 2021, et cela fera trois ans. Nous serons en fin de tournée : nous avons fait quatre théâtres à Paris, trois tournées, la pièce a été filmée pour la chaine de télévision Olympia TV… On a fait un parcours exceptionnel, avec cinq nominations aux Molières, le prix Brigadier…

Alexis Desseaux : Moi, j’aimerais la jouer tous les ans !

Accueil enthousiaste du public, donc ?

Alain Sachs : Oui ! En sortant, les gens disent tous la même chose : « ça, c’est du théâtre ! » C’est pour cela qu’on a voulu absolument reprendre la pièce dès la réouverture des théâtres en juin. Après dix-huit mois de fermeture, les petits théâtres ont rouvert mais pas les grands : nous avons été les seuls à rouvrir, au Théâtre de l’Atelier. Les gens sont ravis ! Et les jeunes, c’est incroyable !

Alexis Desseaux : On voit des enfants de huit, onze ans, qui se passionnent. Il y a des parents qui restent à la fin parce que leurs enfants veulent nous rencontrer, des p’tits bouts d’choux qui ont de vraies questions !

Alain Sachs : Tout ça, c’est grâce à la puissance de ces deux auteurs !

Propos recueillis par Patrick de Jacquelot

* Acte III, scène VII

** Acte II, scène III

*** Acte V, scène VII

**** L’acteur/metteur en scène Antonio Labati a également monté Kean a plusieurs reprises depuis 2000 sous divers formats.

Photo Lorène Carpentier

 

 

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