L’antilégende
Fabien Clavel
384 pages Editions Mnémos - 2005 - France SF, Fantasy - Roman
Intérêt: **
Comment résumer un tel livre, qui oscille entre le
roman de cape et d'épée classique et le récit
fantasmagorique, à la chronologie incertaine et aux
repères géographiques brouillés? Car le monde dans
lequel se passe cette histoire ne ressemble que
superficiellement au nôtre...
Les
héros principaux du livre sont Don Juan et son valet
Sganarelle, accompagnés de la séduisante et intrépide
Manon Lescaut. Don Juan est tout absorbé par son
occupation habituelle: sillonner l'Europe en séduisant
toutes les femmes qui passent à sa portée, laissant
derrière lui une traînée de bonheur... Sganarelle, pour
sa part, est chargé de tenir le registre des conquêtes
de son maître, afin qu'il n'en oublie aucune.
Tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes
pour le séducteur s'il ne commençait à être poursuivi
par de mystérieux spadassins, tous identiques, quasiment
muets et peu habiles, mais décidés à le tuer.
Simultanément, il apparaît que des centaines de femmes
séduites par Don Juan ont été assassinées, et leur coeur
arraché. Les soupçons se portent tout naturellement sur
lui. Commence alors pour le trio une longue errance à
travers l'Europe (et même beaucoup plus loin) pour
échapper aux tueurs et tenter d'élucider le mystère.
Très vite, Don Juan et ses amis font beaucoup de
rencontres. Don Quichotte et son écuyer, le capitaine
Fracasse et sa troupe, les quatre mousquetaires, Cyrano
de Bergerac, Gulliver, le baron de Münchhausen et bien
d'autres.
Alors que le lecteur commence à se dire que ces
accumulations de noms célèbres dépassent par leur
ampleur la pratique devenue courante dans le roman
moderne écrit «en hommage à la littérature classique»,
il est frappé par d'autres bizarreries: une chronologie
floue, qui permet aux héros d'évoluer dans le temps de
façon non linéaire; une géographie incertaine, qui les
amène à franchir d'énormes distances en quelques heures.
Et puis le fait que les morts reviennent parfois, comme
Porthos qui, tué à Belle-Isle, réapparaît plus vaillant
que jamais.
La conviction que le monde dans lequel se situe ce
livre n'est pas le monde réel est confirmée quand Don
Juan rencontre Descartes qui lui explique les
raisonnements métaphysiques qui l'ont amené à la
conclusion suivante: ils vivent dans le monde de
l'Index, celui où se retrouvent les personnages de
fiction créés par les êtres tout puissants que sont les
Auteurs. Une théorie qui explique le fait que tous les
personnages importants du livre sont des héros connus et
que les figurants sont quasi-anonymes - et qui révolte
Don Juan qui, en athée absolu, refuse l'idée qu'il
puisse devoir le jour à un Auteur...
Reste cette affaire de femmes assassinées. Il apparaît
qu'un mystérieux homme portant un masque de fer pourrait
bien être responsable du massacre. Haïssant Don Juan, il
s'arrangerait pour le faire accuser.
Avec l'aide notamment des quatre mousquetaires et de
Cyrano de Bergerac, Don Juan mène l'enquête. Ce qui le
mène jusqu'à la lune (les procédés de voyage dans
l'espace inventés par Cyrano sont mis à contribution!).
L'objectif du Masque de Fer, en fait, est d'utiliser les
coeurs des femmes tuées dans des rituels nécromanciens
pour invoquer un Auteur - son Auteur - dans ce monde de
l'Index. Car le Masque de Fer ne supporte pas de ne pas
avoir de personnalité définie et veut faire réécrire sa
propre histoire.
Il parvient de fait à s'emparer d'un Auteur - en la
personne d'Auguste Maquet, l'écrivain qui a aidé Dumas
dans la rédaction de la série des Trois
mousquetaires, et notamment du Vicomte de
Bragelonne, dans lequel l'homme au Masque de Fer
joue un rôle important. Ce qui ne permettra pas pour
autant au personnage d'arriver à ses fins.
S'il est à la mode - comme en témoigne ce site! - de
rendre hommage aux grands mythes de la littérature,
Fabien Clavel bat sans doute un record dans ce registre:
son livre n'est QUE citations, dans une mise en abîme
littéraire à la puissance 10. Risqué, l'exercice
pourrait sombrer dans le procédé ou le ridicule. Mais l'
«Auteur » s'en tire remarquablement bien. Son monde
de fiction déroute et captive, à quelques longueurs
près, et son utilisation de nombreux héros fonctionne
(voir l'interview
de Fabien Clavel).
Du point de vue dumasien, l'histoire est riche. Les
mousquetaires jouent un rôle clé dans la quête de Don
Juan. L'ennemi de ce dernier, l'homme au Masque de Fer,
sort tout droit du Vicomte de Bragelonne. Et
le clou est bien sûr l'invocation d'Auguste Maquet. Il
est d'ailleurs significatif que Fabien Clavel ait choisi
de faire apparaître Maquet plutôt que Dumas lui-même.
Auteur enchaîné à sa table de travail, sommé par sa
créature d'écrire sur commande, le malheureux Maquet
incarne dans L'antilégende la caricature du
«nègre» littéraire...
Les éléments tirés de Dumas ne sont
cependant pas au premier plan dans le récit,
complètement dominé par les personnalités de Don Juan et
de Sganarelle. C'est ce qui justifie la note de deux
étoiles seulement accordée au roman dans la perspective
bien particulière de pastichesdumas.
Extrait de l’Acte II, scène 4
Madame le Gouverneur se chargea de donner à Don Juan
tous les renseignements qu'il désirait. Elle se montrait
volubile et enjouée; d'agréable, le bonheur la rendait
jolie. Sganarelle admirait toujours les métamorphoses
qui survenaient aux femmes séduites par son maître;
c'était pour lui une source d'émerveillement continu.
(…)
I1 dirigea la conversation sur les prisonniers de
marque, puis sur les résidents particuliers que
renfermait la Bastille. La femme du Gouverneur finit par
avouer en chuchotant qu'elle avait surpris un jour son
mari parlant d'un prisonnier mis au secret et qui était
demeuré si longtemps dans les bas-fonds que tout le
monde avait oublié son nom et son âge.
— Mon mari avait coutume de l'appeler simplement l'Homme
au masque, glissa Madame le Gouverneur.
Don Juan suggéra qu'il pourrait être intéressant de
visiter son ancienne cellule. La femme protesta qu'elle
ignorait son emplacement exact et que cela relevait du
secret par ordre du Roy, mais les arguments et
démonstrations d'affection du gentilhomme eurent bientôt
raison de sa résistance.
(…)
Don Juan la félicita de son habileté. Ils arrivaient
justement devant la cellule, alors que montaient au
détour du couloir.
— Ordre du Roy, disait la voix fermement.
Et Don Juan reconnut d'Artagnan. Il se trouvait face à
un geôlier trapu, colossal, à la tête énorme et enfoncée
dans les épaules, et dont les bras démesurés balançaient
sans cesse un formidable trousseau de clés.
Le geôlier cligna ses deux grands yeux ronds de chouette
avant d'obéir au maréchal de France. Il tourna pesamment
la clé dans la serrure. Pendant ce temps, Don Juan prit
Sganarelle à part pour lui demander d'éloigner Madame le
Gouverneur. Le valet acquiesça de mauvaise grâce.
— Laissez-nous, dit encore d'Artagnan du ton sans
réplique qu'il devait utiliser sur les champs de
bataille.
Muet, le monstrueux geôlier s'exécuta, et son
impressionnante masse s'éloigna dans le couloir, suivie
de son ombre rampante. Don Juan se tourna vers sa
charmante accompagnatrice.
— Ne trouvez-vous pas que les émanations qui montent du
sol sont inquiétantes? demanda-t-il innocemment.
En effet, le sol humide et spongieux était recouvert
d’une pourriture à la fois blanche et verte qui se
dessinait sinistrement à la lumière des maigres
flambeaux. L’odeur en était saisissante. La femme sortit
un délicat mouchoir et l'appuya sur sa bouche exsangue.
L'endroit était si terrible qu'on ne pouvait l’approcher
sans frémir. Les bruits de l'eau s'infiltrant, celui des
rats qui couraient derrière les murs, le parfum de
désolation et de putréfaction mêlées, la sensation des
chaussures qui collaient à la terre battue, l’air glacé
qui faisait trembler et siffler les brandons, tout
concourait à faire de cette basse-fosse une antichambre
de l'enfer.
— Sganarelle, raccompagne donc notre hôtesse à l'air
libre. Ces relents morbides vont lui gâcher les sangs.
Comme Madame le Gouverneur voulait protester, il lui
ferma la bouche d'un baiser.
— Allons, Madame. Vous avez suffisamment montré votre
bravoure en descendant jusqu' ici. À présent, il vous
faut remonter. Je vous rejoindrai bientôt, après avoir
erré ici. Je vous promets d'être sage. D'ailleurs,
Sganarelle avait de nombreuses questions à vous poser.
N'est-ce pas vrai?
—Pour sûr, Monsieur.
Le valet entraîna la dame à demi pâmée. Don Juan, une
fois libéré de sa tutrice, avança vers d'Artagnan. Les
deux hommes échangèrent un regard silencieux. Ils
n'eurent guère le temps de se parler car une ombre les
rejoignit.
— Qui va là? s'enquit le mousquetaire.
—La parole de Dieu, lui fut-il répondu d'une voix morne.
La lumière vacillante des flammes dessina la silhouette
encapuchonnée d'un moine. Les deux hommes mirent la main
sur la garde de leur épée, tant cette apparition, en un
tel lieu, tenait du prodige.
— Je vois que vous avez, vous aussi, trouvé le moyen
d'accéder à la cellule, dit le moine.
Ce dernier releva sa capuche, révélant les traits
d'Aramis. Tous trois échangèrent un sourire de
connivence.
— Comment avez-vous fait? demanda d'Artagnan.
— La foi, répondit Aramis.
— La femme, répondit Don Juan. Et vous?
— La filière légale. J'ai bien peur que Porthos ne soit
pas parvenu à ses fins. Nous ferons sans lui…
Il n’avait pas achevé ces mots qu'un léger éboulement
les fit sursauter. Tous se tournèrent vers une poche
d'ombre d'où roulaient des pierres et des nuées de
poussière. Aux grognements qui accompagnaient les
efforts de l'inconnu pour dégager son chemin, ils
reconnurent une voix familière. Lorsqu'enfin les épaules
purent passer entre deux blocs déchaussés, il posa un
pied conquérant sur le sol.
— Dites-moi, Porthos, demanda d’Artagnan à son compagnon
couvert de poussière et de toiles d’araignée, comment
avez-vous fait pour arriver jusqu’ici?
Le colosse eut un sourire naïf, joyeusement enfantin. Il
haussa ses énormes épaules:
— La force, dit-il modestement.
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