Le grand secret de d’Artagnan
Arsène Lefort
213 pages Editions d’Hauteville - 1955 - France Roman
Intérêt: **
Comme bien d'autres suites apocryphes des
mousquetaires, Le grand secret de d'Artagnan
vise à utiliser le "trou" qui sépare les deux premiers
romans de la trilogie de Dumas. Arsène Lefort s'en
explique dans une Note préliminaire où il écrit
notamment: "entre la fin des Trois mousquetaires
et le début de Vingt ans après, il s'écoule en
effet une vingtaine d'années qui, selon l'affirmation de
Dumas, auraient été pour d'Artagnan d'une monotonie
constante et sans la moindre aventure". Or, poursuit-il,
d'Artagnan a vécu pendant cette période une "aventure
extraordinaire" que Dumas a ignorée.
En effet, écrit Lefort,
cette aventure est restée "le secret exclusif de
d'Artagnan… et de sa sœur", femme "insigne" dont "les
Mémorialistes et les Historiens n'ont pas connu
l'existence".
Le roman raconte donc comment, au début de la Fronde,
d'Artagnan récupère, en volant au secours d'une jeune
fille agressée, un ensemble de documents prétendant
prouver que Louis XIII n'était pas le fils d'Henri IV et
que Louis XIV n'a donc pas droit au trône. De quoi faire
vaciller le trône de France et mettre l'Europe à feu et
à sang…
Une lutte terrible s'engage alors entre Condé (qui
deviendrait l'héritier légitime de la couronne) et
d'Artagnan pour la possession des documents. Au final,
le mousquetaire l'emporte, bien sûr, et détruit sagement
les manuscrits.
Le récit ménage quelques scènes de bravoure: le
gigantesque coup de bluff de d'Artagnan qui prend sur
lui d'investir l'hôtel de Condé pour faire céder le
prince en lui faisant croire qu'il est mandaté par la
Reine; une orgie très réaliste dans les bas-fonds de
Paris, où la jeune et pure héroïne est menacée de perdre
son honneur (ce qui est courant dans les romans
populaires), mais de façon beaucoup plus explicite que
d'habitude…
Une curiosité enfin: le
bras droit de d'Artagnan dans cette aventure où
n'apparaît aucun des trois autres mousquetaires n'est
autre que sa sœur aînée Germaine, prieure de couvent,
qui cache les documents, intervient auprès de la Reine,
etc...
Un récit très honorable, donc, même s'il n'est pas d'une
inventivité exceptionnelle.
Note: le livre a également été édité dans la
"Collection Mousquetaires" aux côtés d'un autre roman de
Lefort, La captive de la Tour-Mystère.
Extrait de la deuxième partie, chapitre 1 La
révérende mère abbesse
Un couloir le long duquel s'alignaient, à droite et à
gauche, des portes surmontées d'une croix peinte en noir
à même le mur blanc. Puis une porte d'antichambre. Et
enfin d'Artagnan fut introduit seul, et la porte se
referma derrière lui, dans une petite pièce, véritable
cellule de religieuse, où il se trouva devant une dame
de haute et souriante mine, qui avait sans doute une
cinquantaine d'années et encore de la beauté.
- Je suis heureuse de te revoir et de t'embrasser,
Charles, dit cette dame en français, avec un léger
accent de Gascogne.
- Et moi donc, Germaine! s'exclama d'Artagnan.
Se tenant chaleureusement par les mains, la "révérende
mère" et le visiteur laïque se baisèrent deux fois aux
joues, à pleines lèvres, avec une évidente tendresse.
(…)
L'embrassade finie, Germaine recula d'un pas, regarda
Charles avec une vive attention:
- Ton visage n'est pas tel que d'habitude. Qu'y a-t-il?
dit-elle d'une voix contenue.
Du même ton d'Artagnan répondit:
- Des choses très graves, et des plus secrètes.
- Alors, passons dans mon oratoire.
Se retournant, Germaine marcha vers une porte qu'une
tenture de simple toile brune, avec embrasse, ne cachait
qu'à demi. Elle l'ouvrit, passa. Charles avait suivi sa
soeur. Il franchit lui aussi le seuil, mais ensuite il
fit demi-tour sur place pour refermer soigneusement la
porte: elle était de bois épais, capitonné à l'intérieur
de l'oratoire.
D'Artagnan poussa un verrou et fit tomber complètement
par-dessus le capitonnage une tenture de grosse
tapisserie, qui représentait en couleurs, douces,
nuancées, une espagnole Notre-Dame des Sept Douleurs.
Déjà Germaine s'était assise dans un fauteuil à haut
dossier, avec accoudoirs et coussins. Le Mousquetaire se
débarrassa de son manteau, de son chapeau, même de son
épée: il déposa le tout, bien en ordre, sur deux chaises
accotées. Puis il s'assit, dans un "dagobert", en face
de sa soeur.
L'oratoire de la Révérende Mère Abbesse des Dames du
Carmel, par son ameublement et sa décoration, faisait
penser à la chambre-boudoir-bibliothèque d'une dame
cultivée, même consacrant ses loisirs à écrire, beaucoup
plus qu'à une simple cellule monacale. C'était bien,
d'ailleurs, le cadre qui convenait à la beauté à la fois
austère et souriante, dominatrice et gracieuse de
l'abbesse d'un Carmel où l'on obéissait à des règles
très exceptionnelles.
- Parlez, mon frère, dit gravement cette femme lorsque
d'Artagnan fut assis.
Alors, de sa voix un peu dure de Gascon qui a donné plus
d'ordres militaires et plus de coups d'épée qu'il n'a
débité de madrigaux, mais d'un timbre contenu et d'une
élocution nette quoique rapide, d'Artagnan parla.
Il fit le récit, très sobre mais complet, de ce qui
était survenu, qui s'était dit, qui s'était fait, rue
Tiquetonne et dans l'Hôtel de la Chevrette, depuis qu'il
avait dégainé en s'élançant au secours d'une femme
assaillie, jusqu'au moment, où, ce matin, il s'était
séparé de Cosperons pour monter à cheval et galoper
jusqu'à Bourg-la-Reine.
Mais s'il parla de la pochette et des parchemins et de
la lecture qu'il avait faite, pour lui seul, de ces
documents, il ne fit pas la moindre allusion à ce que
révélaient les lignes, les signatures écrites, et les
cachets de cire apposés, bien aplatis, au bas de
quelques uns de ces parchemins.
Quand d'Artagnan eut terminé son récit, il s'appuya du
dos au dossier bas de son dagobert, allongea les bras
sur les accoudoirs et, comme délivré d'un poids, il
exhala un grand soupir.
La mère Abbesse, elle, avait écouté sans interrompre,
sans un jeu de physionomie, sans le moindre émoi dans
ses grands yeux sombres.
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