Nostradamus
Michel Zévaco
513 pages 1907 - France Roman
Intérêt: **
Roi de la littérature populaire du début du XXème
siècle, Zévaco doit beaucoup à son prédécesseur
Alexandre Dumas. Sa série la plus célèbre, les aventures
de Pardaillan, renouvelle le genre créé par Les
trois mousquetaires. Et son roman Nostradamus
peut être lu comme un hommage à Monte-Cristo.
A
première vue, quand on commence ce livre qui retrace la
vie du mage Nostradamus dans le Paris des Valois, on
pense bien sûr au Dumas de La reine Margot. Mais
si Zévaco s’est peut-être inspiré de ce dernier livre
pour la toile de fond de son roman, c’est bien dans Le
comte de Monte-Cristo qu’il est allé chercher pour
nourrir son intrigue.
Au début de l’histoire, en 1536, le jeune Nostradamus,
connu alors sous le nom de Renaud, est un jeune homme
plein d’avenir. Il dispose déjà de pouvoirs magiques
considérables, il est riche, il a deux amis intimes,
jeunes seigneurs de la cour, Roncherolles et
Saint-André, il est fou amoureux d’une belle qui le lui
rend bien, Marie de Croixmart.
Seulement voilà: la sublime Marie suscite les
convoitises de François, dauphin de France, et de Henri,
son frère, époux de Catherine de Médicis et futur Henri
II. Pour plaire aux princes, Roncherolles et Saint-André
leur livrent Marie. Comme celle-ci se refuse à eux, elle
disparaît au fond d’une prison. Au même moment,
Nostradamus, appelé au chevet de son père mourant, est
jeté en prison pour sorcellerie par Ignace de Loyola,
fondateur de la Compagnie de Jésus, qui l’empêche ainsi
de sauver son père. Croyant Marie morte comme son père,
Nostradamus, désespéré, part en Egypte se consacrer aux
vingt années d’initiation qui feront de lui un mage tout
puissant.
Quand il revient vingt ans plus tard, il est de fait
doué de pouvoirs extraordinaires: il prévoit l’avenir,
il guérit, il peut imposer sa volonté. Fabriquant de
l’or à sa guise, il est riche sans limites… Et bien sûr,
personne ne le reconnaît. Il entreprend alors de se
venger.
Sans entrer dans les détails d’une intrigue complexe, on
peut relever quelques fortes similitudes entre les
façons de se venger de Nostradamus et de Monte-Cristo.
Nostradamus s’impose à tout Paris, et notamment à
Catherine de Médicis, par ses pouvoirs et sa richesse.
Il étudie ses ennemis et leurs faiblesses pour les
utiliser contre eux.
Il se sert notamment de leurs enfants pour les frapper.
Saint-André est un avare qui a amassé une colossale
fortune: le mage pousse son fils à dévaliser son propre
père. Roncherolles a deux passions: le pouvoir et sa
fille. Mais cette dernière est très convoitée. Par le
roi Henri II et par un jeune brigand qu’elle aime, un
homme beau et incroyablement habile et courageux,
d’origine inconnue, que l’on appelle le Royal de
Beaurevers. Or, Nostradamus est persuadé que ce garçon
est le fils inconnu d’Henri II et de son ancienne
fiancée, Marie de Croixmart. Il complote donc pour
susciter un affrontement direct entre les deux hommes,
afin que le roi responsable de la mort de Marie soit tué
par son propre fils inconnu…
Le «style Monte-Cristo»
de Nostradamus se retrouve aussi dans sa façon de se
faire reconnaître au dernier moment par ses ennemis
quand il a mené sa vengeance à bien (voir extrait
ci-dessous).
Et le parallèle entre les deux hommes se poursuit quand
la vengeance menace de se retourner contre le vengeur.
Car les vingt années de formation de Nostradamus lui ont
donné le pouvoir, mais pas la sagesse. Toujours aveuglé
par la passion, il commet une énorme erreur: le Royal de
Beaurevers n’est pas le fils du roi Henri II et de
Marie, mais celui de Marie et de lui-même, Nostradamus,
issu de leur unique nuit d’amour avant les drames du
début!
Apprenant la chose au dernier moment, le mage doit
arrêter en catastrophe la machine qui allait broyer son
propre fils et la femme qu’il aimait, la fille de
l’infâme Roncherolles. On retrouve là un écho direct de
Monte-Cristo, obligé de renoncer à s’en prendre à Albert
de Morcerf, fils de Mercédès et de Fernand Mondego, et
amené à prendre le parti de Valentine, fille de
l’ignoble Villefort.
Même si le roman, dans son ambiance et le déroulement de
l’intrigue, est très différent du Comte de
Monte-Cristo, on relève donc bien de bout en bout
des similitudes qui dépassent les simples coïncidences.
Nostradamus, qui est par ailleurs un excellent
livre avec une atmosphère prenante et des personnages
marquants (comme Catherine de Médicis au début de sa
prometteuse carrière…), apparaît donc bien comme une
belle variation sur le thème de Monte-Cristo.
Zévaco utilise également les grandes lignes du roman de
Dumas dans son livre Le pont des
soupirs et sa suite Les amants de
Venise.
Merci à Riccardo Barbagallo pour
m'avoir signalé ce texte.
Extrait du chapitre 19 Le tombeau de Marie
Promptement, Saint-André revint au sentiment:
quelqu'un penché sur lui soutenait sa tête et lui
faisait respirer un puissant révulsif qui, sans doute,
lui évita l'apoplexie. L'avare ne jeta qu'un regard sur
cet étranger, un frémissement de terreur le secoua, il
se releva d'un bond, se rua à l'armoire de fer, la ferma
à toute volée, et se campa, le dos à la Porte, le
poignard à la main... L'inconnu se mit à rire. Ce rire
figea le sang de Saint-André.
— Avez-vous donc peur que je vous vole? dit l'homme au
manteau noir.
— Qui êtes-vous? Qui êtes-vous? Répondez, par le Ciel,
ou je vous éventre! rugit Saint-André. Et comment
avez-vous pu entrer ici? ajouta-t-il frappé d'une
soudaine épouvante.
L'homme laissa tomber son manteau.
—Nostradamus! râla Saint-André.
— Oui, dit tranquillement Nostradamus. Ne vous
attendiez-vous pas a me voir?
Saint-André claquait des dents. Pourtant la nécessité de
supprimer cet homme, qui avait surpris le secret de son
trésor et de l'entrée des caves lui apparaissait plus
urgente d'instant en instant. Le trésor!... Avait-il
donc oublié que les coffres étaient vides ?... Il se
recula de quelques pas assura son poignard dans sa main,
se ramassa...
— Alors, dit-il d'une voix étrange, vous avez pu entrer
ici?
— Comme vous voyez, dit Nostradamus, toujours paisible
et souriant.
Au même instant, Saint-André se détendit, se rua en
hurlant:
— Eh bien, Nostradamus du diable, c'est ici ta dernière
diablerie!
Un effroyable cri d'agonie lui échappa: à un pas de
Nostradamus, il venait de se heurter à un mur de fer, et
le poignard tomba de sa main endolorie; du moins, il
éprouva cette impression d'un choc contre un mur
invisible. En réalité, il y avait eu arrêt brusque de
son élan.
Il recula de nouveau, secouant la tête en mouvements
insensés. La pensée de son trésor lui rendit toute son
énergie. Déjà, il oubliait sa vaine tentative. Il
ramassa l'arme et gronda:
— Je veux savoir comment tu es entré ici! Je le saurai,
ou tu ne sortiras plus!
— Je vais vous le dire. C'est vous qui m'avez ouvert la
porte. Je vous ai rejoint là-haut, quand vous avez mis
pied à terre, et je vous ai ordonné de ne pas me voir.
I1 paraît que vous avez obéi, puisque je suis descendu
près de vous, puisque je suis entré en même temps que
vous, puisque je suis là depuis le moment où vous avez
ouvert vos coffres jusqu'au moment où vous êtes tombé...
Saint-André écoutait, hébété. Il s'était repris à
secouer sa tête. Il sentait que tout se détraquait dans
son cerveau. Mais en lui, l'avare vivait encore, d'une
dernière lueur de vie. Il balbutia:
— Alors, vous avez vu mes coffres?
Nostradamus s'approcha de lui, et Saint-André se mit à
trembler. Le visage du mage n'était pas menaçant, mais
empreint de cette gravité funèbre qu'on suppose aux
esprits des morts.
— J'ai vu vos coffres, dit-il, et, comme vous, j'ai vu
qu'ils sont vides.
— Vides? bégaya l'avare frappé d'horreur.
Il bondit à l'armoire, l'ouvrit en gestes de folie,
souleva précipitamment les couvercles. Et alors, il se
retourna vers Nostradamus, les traits si décomposés, une
telle douleur dans les yeux qu'il eût été impossible de
ne pas le prendre en pitié. Mais sans doute Nostradamus
avait mis autour de son cœur cette triple cuirasse dont
parle le poète, car pas une fibre de sa physionomie ne
tressaillit. Il examinait l'avare avec une sorte de
sombre curiosité. Un sourire livide errait sur ses
lèvres. Il comptait les pulsations de cette formidable
douleur qui n'avait d'égale que sa formidable haine, à
lui!
— Vides! murmura l'avare en baissant la tête. C'est
vrai. C'est bien vrai. Mes coffres sont vides. — Comment
suis-je encore vivant? Une telle chose est-elle
possible? — Quoi! Ces pièces d'or que j'avais mises là
une à une n'y sont plus? Et je vis?...
Il parlait doucement. Il souffrait en cette heure ce
qu'une vie de désespoir peut représenter de souffrances
accumulées par le temps. Il ne faisait pas un pas, ni un
geste. Sa tête seule tremblait sénilement. Ses yeux
étaient ceux d'un fou. Nostradamus souriait comme il
avait souri dans le cachot de Roncherolles, comme il
avait souri en remettant à Beaurevers la lance de
Montgomery...
— Oui, continuait l'avare, je vis — et mes coffres sont
vides. Voilà, sans doute, une étrange chose.
Il s'interrompit pour jeter deux ou trois clameurs
sauvages... Puis, de sa voix monotone, brisée, il
reprit, ayant sans doute oublié la présence de
Nostradamus:
— Qui m'a tué mon trésor? S'il y avait un Dieu, et que
ce fût un Dieu de justice comme on dit, il m'apprendrait
le nom de l'assassin...
— Je vais vous le dire!
L'avare poussa un rugissement.
— Vous!... Ah! oui, vous savez, vous! Eh bien, écoutez,
dites-moi cela, et je suis à vous! Laissez-moi seulement
trois jours pour rendre au misérable les tortures que
j'endure, et puis, emportez-moi! Le nom! râla-t-il. Le
nom!
— Roland de Saint-André! dit la voix de Nostradamus.
— Mon fils! délira l'avare avec un effroyable accent de
joie. Mais alors... si c'est lui... je vais retrouver
mon trésor... il n'a pas eu le temps de le détruire...
puisqu'il est mort!...
L'avare se mit à parcourir le caveau à grands pas. Il se
heurtait aux murs. Il titubait. Il bredouillait des mots
incohérents. Et maintenant qu'il se croyait sûr de
retrouver le trésor, puisque son fils était mort...
il sanglotait. Nostradamus le contempla une minute avec
cette curiosité et ce dégoût qu'on éprouve en face des
monstruosités. Puis, il s'avança vers l'avare et lui
prit la main. Saint-André tressaillit. Il leva les yeux
sur Nostradamus, et alors, il sentit la peur se glisser
sur ses veines. Le visage de Nostradamus resplendissait
de haine. Il répondit:
— Que voulez-vous? bégaya-t-il.
— Je veux vous dire que ma vengeance est satisfaite, car
je vous vois tombé à l'abjection, et vous n'êtes plus
qu'un de ces misérables reptiles qu'on dédaigne
d'écraser.
— Votre vengeance? grelotta Saint-André.
— Votre fils ne vous rendra pas vos six millions. Votre
trésor, savez-vous ce qu'il en a fait? Il 1'a partagé en
fractions de vingt mille livres; et chacune de ces
fractions, avant de courir chercher et trouver la mort à
Pierrefonds, il les a données. En ce moment, il y a dans
Paris trois cents familles qui étaient vouées à la
misère et qui bénissent le bienfaiteur inconnu grâce à
qui elles vont pouvoir vivre...
L'avare se tordait les bras. Il respirait à petits coups
de soupirs convulsifs. Et Nostradamus continua:
— Maintenant, il est utile que vous sachiez ceci: votre
fils Roland ignorait où se trouvait le trésor.
— Oui, oui! Tout le monde l'ignorait...
— Bien mieux: Roland n'avait même pas l'idée de s'en
emparer.
— C'est vrai! c'est vrai! Il ne pouvait avoir l'idée
d'assassiner son père...
— Il a donc fallu que quelqu'un lui donnât d'abord cette
idée; puis, le conduisît jusqu'au trésor...
— Ce quelqu'un! grinça l'avare dans un hoquet d'agonie.
— C'est moi! dit majestueusement Nostradamus.
L'avare essaya de se jeter sur Nostradamus qui, sombre,
immobile, pareil à quelque génie de ténèbres, le
considérait d'un regard d'ou jaillissait la foudre. —
Mais Saint-André était à bout de forces. — II battit
l'air de ses bras, s'affaissa sur les genoux, et râla.
— Vous! Vous!... Nostradamus !...
— Je m'appelle ainsi, oui. Mais j'ai porté jadis un
autre nom.
— Un autre nom? balbutia Saint-André, livide, l'esprit
égaré.
— Cherche-le, Albon! Cherche-le, Jacques! Remonte au
crime qui fut la source de tes richesses. Descends dans
tes souvenirs de jeunesse et tu y trouveras ce nom que
je portais alors. J'étais heureux. Je vivais, Jacques!
L'amour inondait mon cœur. Et, plus encore que l'amour,
la confiance m'illuminait de ses lueurs radieuses.
Confiance en la vie qui s'ouvrait si belle, confiance en
ma fiancée, confiance, oh! confiance en mes amis!
Cherche, comte! Et demande-toi ce que tu as fait de cet
autre trésor de jeunesse et de foi bien autrement
précieux que tes millions...
Un sanglot arrêta Nostradamus. Il leva les poings comme
pour écraser Saint-André.
— Ce nom! Ce nom! râlait le comte.
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