Monte-Cristo, le procès!
Caroline Julliot
280 pages CNRS Editions - 2023 - France Roman
Intérêt: *
Cet ouvrage figure sur pastichesdumas dans la catégorie
« romans », faute de « case » plus
appropriée. Il ne ressemble en effet à aucun autre: à
mi-chemin entre la critique littéraire et la fiction, il
imagine le procès intenté au comte de Monte-Cristo pour
déterminer s’il s’est rendu coupable de crimes dans le
déroulé de sa vengeance. Le livre prend donc la forme
d’une (très longue) plaidoirie. Toutes les ressources du
droit et de la morale sont mises en œuvre pour déterminer
si Monte-Cristo est coupable selon la loi des hommes, la
loi du talion ou encore la loi de Dieu.
Extrêmement
originale et intrigante, l’idée est excellente. De fait,
le thème de la culpabilité est omniprésent dans le roman,
qu’il s’agisse de celle des ennemis d’Edmond Dantès qui le
font condamner au début de l’intrigue, de leur culpabilité
dans leurs nombreux méfaits ultérieurs ou encore, donc, de
celle de Monte-Cristo durant son implacable vengeance.
Pour ce qui est de la mise en œuvre de cette idée, la
caractéristique essentielle est qu’il s’agit d’un ouvrage
100% universitaire. C’est-à-dire écrit par une
universitaire à l’intention d’autres universitaires. Avec
en conséquence tout ce qui caractérise ce type d’ouvrages:
du jargon, des notes de bas de page envahissantes (peu de
pages en sont dépourvues, la plupart en ont une, deux,
trois, quatre…). Et puis bien sûr avalanche de citations.
Le tout complété par onze pages serrées de bibliographies
incluant Foucault, Sartre et Rousseau.
Autant dire que la lecture de Monte-Cristo, le procès!
n’est pas une partie de plaisir. C’est d’autant plus
dommage que les éléments intéressants ne manquent pas.
C’est le cas de l’analyse juridique minutieuse des actes
de Danglars, Mondego et Caderousse au tout début du roman,
qui conclut qu’il serait difficile de les faire condamner
à quoi que ce soit de sérieux (ce qui interdit de fait la
voie judiciaire à une vengeance d’Edmond Dantès). Il en va
de même pour les différents actes de vengeance de
Monte-Cristo contre ses ennemis, la prudence dont il fait
preuve en se tenant en retrait le mettant à l’abri de
poursuites judiciaires.
Curieusement, pour un ouvrage aussi savant, on y relève un
bon lot d’erreurs factuelles. Fernand Mondego, le cousin
et futur époux de Mercédès, se voit rebaptisé Fernando
d’un bout à l’autre du livre, une erreur étonnante
concernant l’un des principaux personnages du Comte de
Monte-Cristo. L’auteure affirme que l’armateur
Morrel « reconnaît immédiatement » Edmond
Dantès quand il réapparaît après ses années de captivité,
ce qui n’est pas le cas (Mercédès est la seule à le
reconnaître). Elle dit également que dans Le fils de
Monte-Cristo de Jules Lermina Monte-Cristo finit ses
jours dans les ordres, en tant qu’abbé: c'est faux.
Monte-Cristo vit en ermite sur l’île du même nom et les
marins italiens qui l’aperçoivent de loin l’ont surnommé
« abbé de Monte-Cristo », ce qui est
complètement différent. A cet égard il est d’ailleurs
frappant de constater que Caroline Julliot cite dans le
détail beaucoup d’adaptations cinématographiques du roman
de Dumas, qu’elle connaît visiblement bien. En revanche,
si elle mentionne un certain nombre des suites ou remakes
littéraires qui lui ont été donnés, elle ne les a
manifestement pas lus.
Extrait de l’exorde
Devant nous, à la barre des prévenus, j'appelle Edmond
Dantès, dit comte de Monte-Cristo. Vous le connaissez
tous, ou plutôt, comme pour tous les mythes anciens ou
modernes, vous croyez tous connaître l'épopée fleuve de ce
naïf jeune homme, jeté en prison à la suite d'une
dénonciation calomnieuse; et qui, finalement parvenu à
s'échapper, tire parti du fabuleux trésor qui lui a été
légué pour faire justice lui-même, sous les traits du
comte de Monte-Cristo, et diriger ses foudres vers les
responsables de son malheur devenus, entre-temps, des
notables en vue de la haute bourgeoisie. Vous avez compati
à ses malheurs et haï les traîtres qui en étaient
responsables; vous avez frémi devant les dangers qu'il
bravait, et tremblé devant son audace; vous avez suivi,
captivées et étourdies, les rebondissements palpitants
d'aventures vengeresses qui s'étalent sur près d'un quart
de siècle, ou, selon votre perception, sur près de mille
cinq cents pages; et, comme tout lecteur de
roman-feuilleton, persuadé que la seule manière de vous
intéresser au récit était de faire taire tout esprit
critique et de vous laisser bercer, le temps de la
lecture, au sein d'un univers consolant où le succès du
héros incarne le triomphe du Bien, vous avez « assumé que
les actions du Surhomme sont légitimées au départ (1) ».
Vous n'avez donc pas pris le temps de vous demander dans
quelle mesure les actes dont vous étiez les témoins
(complices?) étaient eux-mêmes moralement répréhensibles,
voire juridiquement condamnables; et si, au fil des
épisodes, le héros, d'innocent persécuté, n'était pas,
finalement, devenu aussi criminel que ceux qu'il
prétendait punir.
Et pourtant. Celui-là même pour qui vous avez pris fait et
cause, celui à qui vous avez accordé le Bon Dieu sans
confession, ou plutôt à partir des confessions
obligeamment mises à votre disposition par le narrateur,
ne cesse, lui, de se poser le problème. C'est peu dire, en
effet, que le récit met en scène, à répétition, et de plus
en plus à mesure qu'il avance, les tourments de sa
conscience, et sa peur panique d'avoir « outrepassé les
droits de la vengeance (2) » - l'une des originalités du
roman étant de faire de la psychologie « à la fois
décousue et haletante (3) » du héros un des enjeux majeurs
de la narration.
Vous m'objecterez peut-être que des générations de
lectrices ont lu le roman comme l'épopée fabuleuse d'un
surhomme fatal investi, de par sa destinée tragique et
extraordinaire, de la mission divine de rétablir la
justice ici-bas; et que le succès du roman est en grand
partie dû au sentiment que, en vengeant ses outrages
personnels, Monte-Cristo vengeait fantasmatiquement le
lecteur de l'injustice de la société tout entière, en
punissant et empêchant de nuire, comme il le dit dans l'un
des films qui le mettent en scène, « trois méchants petits
garçons à la tête d'une grande nation (4) ». C'est en
effet cette facette du mythe que, moyennant quelques
coupes stratégiques dans la matière romanesque, perpétue
nombre d'adaptations, notamment le film de Rowland Lee
(1934).
Le Monte-Cristo de l'âge d'or hollywoodien est aussi noir
et blanc que la pellicule qui en a gravé l'image. Il ne
connaît ni le doute ni le remords, et s'est élevé, bien
avant son évasion du château d'If, à des considérations
supérieures et altruistes, résumée dans cette déclaration:
Il ne s'agit pas d'une vulgaire vengeance personnelle.
Je dénonce des criminels, non pas pour ce qu'ils m'ont
fait, mais pour leur injustice envers nous tous. Non
seulement pour ce qu'ils ont fait, mais pour ce qu'ils
continuent à faire.
Lorsque la Justice protège et élève les méchants aux plus
hautes sphères du pouvoir, lorsque l'institution
judiciaire est elle-même pervertie par des intérêts
particuliers et des préjugés bourgeois, la vengeance
personnelle « peut recouper la volonté de justice et
prendre la forme d'une ‘croisade généralisée’ » (5) ; elle
peut même servir de paradigme à toute forme de lutte
contre l'oppression du peuple: les résistants au pouvoir
totalitaire de la dystopie V pour Vendetta, dans
le film de 2006 réalisé par les frères/sœurs Wachowski,
s'appellent ainsi tou(te)s Edmond Dantès, en hommage à ce
héros de pellicule en noir et blanc, chantre de la justice
et inspirateur du chef de la rébellion.
1. U. Eco, «Éloge de Monte-Cristo», in De Superman au
surhomme, tr. M. Bouzaher, Grasset, Livre de Poche,
Biblio « essais », 1993, p. 67.
2. A. DUMAS, Le Comte de Monte-Cristo,
Gallimard, Folio, t. II, p. 1327. Les références au roman
se feront désormais sous la forme MC1 ou 2, selon le tome
concerné.
3. U. Eco, art. cit., p. 82.
4. La citation est issue du film de 1934, réalisé par
R. Lee. On ne peut que remarquer, en effet, que les trois
antagonistes dont se venge Monte-Cristo incarnent chacun
une instance-clé de pouvoir de l'État libéral, dont le
héros expose les turpitudes: le politique (Morcerf, membre
de la Chambre des Pairs), le judiciaire (Villefort, le
procureur du Roi), l'économique (Danglars, le banquier).
5. G. GENGEMBRE, « Le Comte de Monte-Cristo, le surhomme,
la justice et la loi», Cahiers de la Justice,
Paris, Dalloz, 2012/2, n°1, p. 164; l'expression à
l'intérieur de la citation est d'Isabelle Durand-Le Guern
(« Trois romantiques face à l'Histoire: Stendhal, Balzac,
Dumas», in L. Dumasy et alii (dir.), Stendhal,
Balzac, Dumas: un récit romantique?, PU du Mirail,
2006, p. 261).
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