Montecristo
Martin Suter
340 pages 2015 - Suisse Roman
Intérêt: *
Jonas Brand, le héros de ce roman, est un cinéaste
raté. Plus exactement, il n’a jamais réussi à devenir
cinéaste puisque personne n’a voulu s’intéresser à son
grand projet : le tournage d’un film baptisé Montecristo,
transposition à l’époque contemporaine du Comte de
Monte-Cristo. Faute de mieux, il est journaliste
reporter d’images pour la télévision suisse,
essentiellement, à son grand désespoir, pour une
émission «people».
Par le plus grand des hasards, il
entre en possession de deux billets de banque de cent
francs suisses parfaitement identiques, avec le même
numéro de série, et tous les deux authentiques… Comme un
tel événement est a priori impossible, Jonas se met à
enquêter. Aidé par un journaliste d’investigation
spécialisé dans la finance, il s’intéresse à
l’imprimerie qui fabrique les billets helvétiques, puis
aux grandes banques du pays, aux autorités de tutelle,
etc. Il soupçonne rapidement être tombé sur une affaire
aux gigantesques ramifications, d’autant que quelques
cadavres apparaissent dans le paysage.
Son enquête est cependant fort perturbée quand son
projet de film sort de façon inattendue des cartons. Un
financement tombe du ciel, un producteur est trouvé, et
voilà que Jonas doit se consacrer à plein temps à la
réalisation de son long métrage. Un peu trop beau ?
Sans doute, d’autant que, parti en repérage en
Thaïlande, il manque de peu d’y rester, victime d’un
complot destiné à l’envoyer en prison pour de longues
années. L’affaire prend ainsi de plus en plus d’ampleur
jusqu’à un final parfaitement cynique sur le thème du
Grand Complot.
Et Monte-Cristo dans tout ça ? Ca n’est
pas parce que le roman est titré Montecristo
(en un seul mot) qu’il s’inspire réellement de celui de
Dumas. Le lien direct tient au projet de film de Jonas
Brand, qui reproduit explicitement Le comte de
Monte-Cristo (voir extrait ci-dessous). Mais le
contenu de ce film hypothétique ne joue un rôle que
périphérique dans le livre de Suter. La façon dont Jonas
est destiné, suite à une machination de ses ennemis
inconnus, à disparaître dans les geôles thaïlandaises
(mais en réchappe) est également une allusion directe.
Pour le reste, un rapprochement beaucoup plus ténu peut
être dressé entre le thriller financier d’aujourd’hui et
le roman feuilleton de Dumas où l’argent joue un grand
rôle (les manœuvres financières de Monte-Cristo, les
spéculations du banquier Danglars, etc.).
Bien ficelé, Montecristo se lit d’une traite.
Mais son intérêt en tant que livre inspiré par celui de
Dumas est donc limité, d’où l’unique étoile que nous lui
attribuons.
Extrait de la première partie, chapitre un
Au début ils parlèrent à mi—voix parce que les autres
clients le faisaient aussi. Mais Marina avait le don de
se concentrer sur son interlocuteur au point d’en
oublier bientôt son environnement. Il lui raconta des
choses dont il ne parlait pas d’habitude. Elle sut
bientôt qu’il avait trente—huit ans, divorcé depuis six
années, vidéo-reporter free-lance depuis huit, et
cinéaste dans l’âme.
— Cinéaste?
Marina poussa son assiette sur le côté — un mutton
bahardi tiède et fibreux —, s’appuya sur ses deux
bras croisés et laissa son regard plonger encore plus
profondément dans le sien.
C’est ainsi qu’il lui parla de Montecristo.
— L’histoire suit le schéma du Comte de
Monte-Cristo, mais se déroule à notre
époque ! Un jeune homme a créé une société avec
laquelle il gagne des millions dans les technologies de
l’information. Pendant ses vacances en Thaïlande, on
glisse à son insu une grande quantité d’héroïne dans ses
bagages. Il se fait prendre, on le considère comme un
dealer et il se retrouve en prison. Il risque la peine
capitale ou la perpétuité. L’affaire fait grand bruit
dans son pays natal, mais lorsque ses trois associés,
que son avocat a convoqués comme témoins, lui font la
surprise de témoigner contre lui, l’opinion publique
cesse de s’intéresser à son cas. L’homme écope de la
prison à vie et disparaît dans l’une des tristement
célèbres prisons de Thaïlande. Ses associés prennent le
contrôle de l’entreprise et la revendent une fortune.
Jonas prit une gorgée de bière.
— La suite, le pressa Marina.
— L’homme. . .
— Comment s’appelle-t-il ?
— Jusqu’ici, je l’ai appelé « Montecristo ». Tu trouves
que la ficelle est trop grosse ?
— Je ne sais pas encore. Raconte la suite.
— Au bout de quelques années, Montecristo parvient à
s’évader. Il a encore beaucoup d’argent de côté. Il s’en
sert pour financer sa vengeance, subit plusieurs
opérations de chirurgie esthétique, se procure une
nouvelle identité et revient dans son pays. Le reste du
film raconte la manière dont, camouflé en investisseur,
il ruine ses trois anciens associés.
— Ceux qui ont mis de l’héroïne dans ses bagages, c’est
ça ?
— Ceux qui en ont fait mettre, tout à fait.
Pour la première fois depuis qu’il avait commencé à
raconter, Marina détourna de lui ses yeux émeraude,
chercha son verre et but une gorgée. Au vu de la carte
des vins, elle avait elle aussi choisi une King—fisher
Beer indienne.
Puis elle se concentra de nouveau entièrement sur
Jonas.
— Tu sais qu’avec la bonne distribution, ça peut faire
un blockbuster.
Jonas eut un sourire crispé.
— Avec la bonne distribution, le bon scénario, le bon
réalisateur et le bon producteur.
Marina hocha la tête d’un air songeur.
— Cela fait combien de temps, déjà, que tu es sur ce
projet ?
Jonas leur versa à tous les deux le reste de leurs
bouteilles.
— Net ou brut ? demanda-t-il.
— Les deux.
— Le premier synopsis, je l’ai écrit en une nuit. Donc
douze heures net. Et c’était en 2009. Donc six ans brut.
— Et personne ne s’y intéresse ?
— C’est comme ça, dans le cinéma : tout le monde veut
de l’expérience, et personne ne vous laisse l’acquérir.
Le sourire affiché par Marina était empreint de
sérénité.
— Et quand on l’a, on est trop vieux.
— D’où tiens-tu cela ? demanda Jonas, étonné.
— C’est ce que dit toujours mon père adoptif.
— Il travaille dans le cinéma ?
— Dans l’insertion professionnelle.
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