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Balzac et la Petite Tailleuse chinoise

Dai Sijie

230 pages
2000 - Chine
Roman

Intérêt: **

 

 

Très connu, ce roman de l’écrivain chinois Dai Sijie (écrit en français) n’est certes pas un pastiche ou une suite du Comte de Monte-Cristo mais il comporte quelques pages qui rendent un vibrant hommage au roman de Dumas (un peu comme, dans des registres très différents, A Portrait of the Artist as a Young Man de James Joyce et Room d’Emma Donoghue, ou à propos des Mousquetaires, L'été de la Saint-Martin de Meilhac et Halévy).

Balzac et la Petite Tailleuse chinoise se situe pendant la Révolution culturelle. Le livre raconte l’histoire de deux adolescents enfants de la bourgeoisie envoyés en rééducation dans une montagne perdue, les travaux forcés dans la mine, les brimades de l’omniprésent chef du village, les bouffées d’oxygène que représentent les sorties au cinéma de la ville voisine, où sont envoyés les deux garçons, à charge pour eux de raconter les films aux habitants du village. Tous deux sont amoureux de la « petite tailleuse », ravissante jeune villageoise sans éducation qui finira par partir pour la ville en leur brisant le cœur.

Le tournant du récit tient à la découverte d’une valise pleine de livres interdits de la littérature occidentale. Fascinés, les deux garçons plongent dans les œuvres des grands auteurs, dont nombre de français, et entreprennent d’en faire profiter leur amie. Bien plus que de la simple évasion, la lecture de Balzac, Flaubert ou Gogol leur ouvre des mondes nouveaux, bien éloignés de la chape de plomb de la Révolution culturelle. Au point qu’avec ces lectures, Luo, l’un des deux garçons, se fixe un objectif : « avec ces livres, je vais transformer la Petite Tailleuse. Elle ne sera plus jamais une simple montagnarde ».

Parmi les œuvres dévorées par les adolescents, Le comte de Monte-Cristo figure en bonne place. L’un des garçons passe neuf nuits entières à en faire le récit au père de la petite tailleuse, avec des conséquences inattendues sur la mode montagnarde… Quelques pages qui témoignent de la magie que peut exercer sur ses lecteurs le chef d’œuvre de Dumas.

Extrait du chapitre 3

Je me redressai, m’assis au bout du lit, et me préparai à prononcer la première phrase, la plus difficile, la plus délicate; je voulais quelque chose de sobre.

— Nous sommes à Marseille, en 1815.

Ma voix résonna dans l’obscurité d’encre de la pièce.

— Où est Marseille? interrompit le tailleur d’une voix somnolente.

— A l’autre bout du monde. C’est un grand port de France.

— Pourquoi tu veux qu’on aille si loin?

— Je voulais vous raconter l’histoire d’un marin français. Mais si ça ne vous intéresse pas, autant dormir tout de suite. A demain!

Dans le noir, Luo s’approcha de moi et me chuchota doucement :

— Bravo, mon vieux!

Une ou deux minutes plus tard, j’entendis de nouveau la voix du tailleur :

— Comment il s’appelle, ton marin?

— Au début, Edmond Dantès, puis il devient le comte de Monte-Cristo.

— Cristo?

— C’est un autre nom de Jésus, qui veut dire le messie, ou le sauveur.

Voilà comment je commençai le récit de Dumas. Heureusement, de temps à autre, Luo m’interrompait pour faire à voix basse des commentaires simples et intelligents; il se montrait de plus en plus attiré par l’histoire, ce qui me permit de me reconcentrer et de me débarrasser du trouble provoqué en moi par le tailleur. Celui-ci, sans doute assommé par tous ces noms français, ces lieux lointains, et sa dure journée de travail, ne dit plus un mot après le début de l’histoire. Il semblait plongé dans un sommeil de plomb.

Peu à peu, l’efficacité de maître Dumas l’emporta, et j’oubliai complètement notre invité; je racontais, racontais, racontais encore... Mes phrases étaient plus précises, plus concrètes, plus denses. Je parvins, au prix de certains efforts, à garder le ton sobre de la première phrase. Ce n’était pas facile. Je fus même agréablement surpris, en racontant l’histoire, de voir apparaître dans toute son évidence le mécanisme du récit, la mise en place du thème de la vengeance, les ficelles préparées par le romancier, qui s’amuserait à les tirer plus tard d’une main ferme, habile, souvent audacieuse; c’était comme regarder un grand arbre déraciné, étalant sur le sol la noblesse de son tronc, l’ampleur de son ramage, la nudité de ses épaisses racines.

Je ne savais combien de temps s’était écoulé. Une heure? Deux heures? Plus encore? Mais lorsque notre héros, le marin français, se fit emprisonner dans un cachot où il devait croupir vingt ans, la fatigue, sans être excessive, m’imposa tout de même d’arrêter le récit.

— A présent, me chuchota Luo, tu fais mieux que moi. Tu aurais dû être écrivain.

Grisé par ce compliment d’un conteur surdoué, je me laissai rapidement gagner par un demi-sommeil. Soudain j’entendis la voix du vieux tailleur marmonner dans le noir.

— Pourquoi tu t’arrêtes?

— Ça alors! m’écriai-je. Vous ne dormez pas encore?

— Pas du tout. Je t’ai écouté. Ton histoire me plaît.

— J’ai sommeil maintenant.

— Essaie de continuer encore un peu, s’il te plaît, insista le vieux tailleur.

— Seulement un petit bout, lui dis-je. Vous vous rappelez où je me suis arrêté?

— Au moment où il entre dans le cachot d’un château, en plein milieu de la mer...

Etonné par la précision de mon auditeur, pourtant âgé, je poursuivis l’histoire de notre marin français... Toutes les demi-heures, je m’arrêtais, souvent à un moment crucial, non plus par fatigue, mais par innocente coquetterie de conteur. Je me faisais supplier, et m’y remettais de nouveau. Quand l’abbé, enfermé dans le cachot de misère d’Edmond, lui révéla le secret de l’immense trésor caché sur l’île de Monte-Cristo et l’aida à s’évader, la lumière de l’aube pénétra notre chambre par les crevasses des murs, accompagnée du gazouillis matinal des alouettes, des tourterelles et des pinsons.

Cette nuit blanche nous épuisa tous. Le couturier fut obligé d’offrir une petite somme d’argent au village, pour que le chef nous permette de rester à la maison.

— Repose-toi bien, me dit le vieux en clignant des yeux. Et prépare mon rendez-vous de cette nuit avec le marin français.

Ce fut certainement l’histoire la plus longue que je racontai dans ma vie : elle dura neuf nuits entières. Je ne compris jamais d’où venait la résistance physique du vieux tailleur, qui travaillait le lendemain, durant toute la journée. Inévitablement, quelques fantaisies, discrètes et spontanées, dues à l’influence du romancier français, commencèrent à apparaître dans les nouveaux vêtements des villageois, surtout des éléments marins. Dumas lui-même eût été le premier surpris, s’il avait vu nos montagnardes moulées dans des sortes de vareuses à épaules tombantes et à grand col, carré en arrière et pointu en avant, qui claquait dans le vent. Elles sentaient presque l’odeur de la Méditerranée. Les pantalons bleus de matelots, mentionnés par Dumas et réalisés par son disciple le vieux tailleur, avaient conquis les cœurs des jeunes filles, avec leurs pattes larges et flottantes, d’où semblait émaner le parfum de la côte d’Azur. Il nous fit dessiner une ancre à cinq becs, qui devint le motif le plus recherché de la mode féminine de ces années-là, dans la montagne du Phénix du Ciel. Certaines femmes réussirent même à le broder fidèlement sur de minuscules boutons, avec du fil d’or. Par contre, nous gardâmes jalousement quelques secrets, décrits avec minutie par Dumas, comme le lys brodé sur les bannières, le corset, et la robe de Mercédès, en exclusivité pour la fille du tailleur.


 

 

 

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