La comtesse de Monte-Cristo
Michel Levine
486 pages 1991 - France Roman
Intérêt: *
Autant le dire tout de suite: cette comtesse de Monte-Cristo
n'a rien à voir avec le personnage de Dumas. Il ne s'agit
ni de la femme, ni d'une parente quelconque du célèbre
comte. Et l'héroïne de ce roman ne présente
même pas une similitude de caractère
ou de destin avec ce dernier.
En fait de comtesse de Monte-Cristo, ce livre narre les aventures
de Louise Bastien. Fille d'un communard exilé en Nouvelle-Calédonie,
elle voit, âgée alors de 8 ans, son père
se faire assassiner. Dès lors, elle ne vivra plus que
pour le venger.
Quelques années plus tard, en 1887, Louise est à
Paris. Le Paris de la IIIème République, du scandale
du trafic de légions d'honneur, de la montée du
boulangisme, de l'affrontement exacerbé entre républicains,
monarchistes, anarchistes, etc..
Enquêtant sur les assassins de son père, Louise
se trouve à fréquenter les milieux bohèmes
de Montmartre (elle pose pour Degas), la société
boulangiste (elle devient femme de chambre de la maîtresse
du général), la police secrète...
Pourquoi "la comtesse de Monte-Cristo", nom qu'elle
n'utilise pas le moins du monde? A cause de la vengeance, bien
sûr. La seule mention de ce nom dans le roman intervient
quand elle explique ses motivations à un policier qui
lui répond qu'elle est donc "une sorte de comtesse
de Monte-Cristo".
Mais le parallèle ne va pas loin: il n'y a chez Louise
ni transformation, ni richesse, ni toute puissance, ni machinations
complexes. Sauf à considérer que le seul thème
de la vengeance définit Monte-Cristo, les deux personnages
n'ont donc pas grand chose en commun.
Cela n'ôte rien aux qualités du roman. Bien mené,
il se lit agréablement et vaut surtout pour l'évocation
d'une époque frénétique. Levine utilise
habilement le procédé toujours séduisant
qui consiste à mêler à une intrigue romanesque
des personnages réels: le général Boulanger,
Degas, Aristide Bruant, Louise Michel, etc.. Valant ainsi par
lui-même, le livre aurait pu éviter de se raccrocher
de façon aussi artificielle à l'oeuvre de Dumas.
Extrait
Ils furent pris aussitôt dans une véritable marée
humaine, agitée de mouvements violents en tous sens comme
une mer en furie. Les manifestants avaient envahi tous les points
élevés, occupant les passerelles métalliques
des signaux, les toits des wagons à l'arrêt, les
bancs, les escaliers... de toutes parts se répondaient
les cris, les appels et les chants. Des gamins se faufilaient
avec une surprenante habilité dans cette masse errante
en braillant: "Demandez la médaille du général!...
le portrait du général!... deux sous, deux sous
seulement..." D'autres vendaient La Lanterne, Le Gaulois
ou Le Petit Boulanger, dont les couvertures s'ornaient de portraits
du général Revanche.
Plusieurs fois, Louise se trouva séparée de son
compagnon mais, grâce à la couleur agressive de
sa veste à carreaux, put le repérer et le rejoindre.
Alors qu'ils longeaient la locomotive encore haletante de vapeur,
Raoul Berthoud se tourna vers elle: "Nous allons enfin sortir
de cette engeance, suivez-moi bien... vous n'êtes pas trop
fatiguée? Encore un petit effort."
Louise lui sourit bravement.
C'est alors qu'elle se sentit soulevée de terre par la
violence d'un brusque mouvement de foule. Emportée, heurtée,
ballottée, elle retrouva pied de l'autre côté
du quai, au bord de la voie. La veste à carreaux n'était
plus visible, absorbée par le flot humain. "Après
tout, se dit-elle, ce n'est pas si mal: à trop vouloir
me protéger, ce cher monsieur Berthoud aurait fini par
devenir envahissant. Je lui ferai parvenir son argent dès
que possible..."
Une cinquantaine d'hommes vêtus de sombre, un oeillet rouge
à la boutonnière, traversaient les voies au pas
de course. A leur tête, un grand diable barbichu agitait
ses bras interminables.
- Vise un peu, c'est Déroulède! s'exclama une voix
derrière Louise, le grand Déroulède, avec
sa Ligue des patriotes. Ah, ceux-là, on peut dire qu'ils
n'ont pas froid aux yeux, de vrais soldats!
Parvenus sur l'autre quai, les ligueurs se disposèrent
en rang comme des militaires puis se mirent en marche au pas
cadencé, frappant le sol de leur canne pour accompagner
un chant que la foule reprit rapidement à l'unisson
Peuple français, renais à l'espérance
Lève le front, ne crois plus au danger
Un général a relevé la France
Ce général, c'est Boulanger!
Ce général, c'est Boulanger!
De nouveau, Louise tenta de reprendre sa progression. Elle
avait réussi à faire quelques mètres en
jouant des coudes quand une immense clameur s'éleva de
la foule.
- C'est lui! Le voilà, c'est lui!...
Pour se protéger de la bousculade, la voyageuse parvint
à se hisser sur un banc surchargé où une
place venait d'être abandonnée. De ce poste d'observation,
elle put apercevoir une volée de képis, à
l'extrémité de l'un des quais. Des sergents de
ville avançaient, pèlerine contre pèlerine,
précédant un groupe d'hommes, civils et militaires
mêlés.
- Le voilà, c'est le général Revanche! s'exclama
d'une voix aiguë, presque hystérique, un adolescent
juché à côté de Louise.
- Lequel est-ce? questionna-t-elle.
Il lui jeta un regard stupéfait.
- Comment, vous ne le reconnaissez pas?
- J'arrive de province et...
- C'est le grand, voyons, celui qui marche devant, en civil,
avec sa belle barbe blonde! Il est drôlement crâne,
non!
Louise observa l'homme que son voisin lui désignait.
Vêtu d'un costume gris, le chef coiffé d'un huit-reflets,
Boulanger s'avançait d'un pas alerte en brandissant sa
canne pour saluer la foule. Il se dégageait réellement
de cette homme une impression de puissance, d'autorité.
- Tous ces salauds de politicards veulent s'en débarrasser
en l'envoyant à Clermont-Ferrand, commenta son voisin,
mais il ne partira pas!
Il plaça ses mains en porte-voix et hurla:
- A bas Grévy! Boulanger à l'Élysée!
A l'Élysée!...
Un nouveau courant agita la foule. Les agents qui entouraient
le général et ses amis changèrent soudain
de direction et leur firent rebrousser chemin.
- Les parlementaires à la Seine! s'égosilla l'adolescent,
de plus en plus excité. Les soldats marchent avec nous,
on va la crever une bonne fois, la gueuse! |