Histoire d’un maléfice Suivi de La dernière année de Marie Dorval, par Alexandre Dumas
Michel Mourlet
198 pages Editions e/dite - 2001 - France Roman
Intérêt: *
Très curieuse entreprise que celle de Michel Mourlet.
Fasciné par le destin de la grande actrice Marie Dorval,
amie intime de Dumas et maîtresse de Vigny, il imagine
que en 1864, pendant la liaison scandaleuse entre Dumas
vieillissant et l'écuyère Adah Menken, cette dernière,
saisie d'une jalousie rétrospective et posthume - Marie
Dorval est morte depuis longtemps - exige de tout savoir
de cette ex-rivale.
Au fil des récits de
Dumas, elle "enquête" sur la fin tragique de l'actrice,
la succession de malheurs, la déchéance qui ont marqué
ses dernières années.
Jusqu'à la révélation finale: c'est Vigny qui, ne
s'étant jamais remis d'avoir été trompé par Marie
Dorval, lui a jeté une malédiction sous la forme de son
poème La colère de Samson.
Succession de scènes dialoguées entrecoupées de
flash-back, le roman met en scène Dumas, Adah, Dorval,
Vigny, etc.. Il reproduit de nombreuses anecdotes tirées
des Mémoires de Dumas et fait par exemple
assister le lecteur à la première d'Antony,
triomphe de Dumas à la scène.
Composite, le livre se poursuit par un ensemble de notes
dans lesquelles Mourlet explique sa démarche, et par la
reproduction de l'opuscule de Dumas La dernière
année de Marie Dorval rédigé pour lever des fonds
afin de payer une sépulture à cette ancienne vedette
morte dans le dénuement.
L'ouvrage, au total, est un peu déroutant. L'évocation
des personnages est amusante, mais l'on ne sera pas
forcément convaincu par la théorie du maléfice...
Extrait
Lui entourant l'épaule d'un bras plus amoureux que
protecteur, Dumas entraîna sa maîtresse autour du salon.
Il s'arrêta devant un grand tableau figurant le buste
d'un général du Premier Empire, la poitrine constellée
de décorations, homme de complexion puissante, au visage
énergique sur lequel flottait quelque chose d'un peu
négroïde.
- Mon père, le compagnon de l'Empereur, qui s'est montré
si ingrat envers lui. Pendant la campagne d'Italie, à
Brixen, dans le Tyrol, il a défendu un pont tout seul
contre un détachement de cavalerie. Bien qu'il ne fût
pas borgne, on l'avait surnommé Horatius Coclès.
- Je ne comprends pas grand chose à tout cela, mon Alex,
sauf que tu as... comment dites-vous, déjà?... de qui
tenir.
Ils avancèrent d'un pas ou deux, jusqu'à une vitrine
encombrée d'ivoires, de boites sculptées, de colifichets
et de médailles.
- Je ne lui arrive pas à la cheville, sourit Alex. Ce
que je fais en robe de chambre avec une plume et de
l'encre, lui il le faisait vraiment, dans la vie. Tiens,
moi, ma campagne d'Italie, voilà ce que j'en ai
rapporté. Tu vois derrière la vitrine, ici.
- Qu'est-ce que c'est? Des colliers?
- Des chapelets, que m'a donnés le pape Grégoire XVI en
1835. Des chapelets de noyaux d'olives récoltées dans le
Jardin des Oliviers. Et ici, des souvenirs de mon voyage
en Russie. Je dois à la vérité historique...
- Toi, la vérité historique!
- Quelquefois, ma chère. Donc, je dois à la vérité
historique de le dire: en Russie, j'ai été mieux
accueilli que Napoléon!
- Ta pelisse d'astrakan... Superbe! et cette belle
ceinture d'argent.
- Le fouet, aussi, la longue lanière de cuir, là. Tu
vois, elle est enduite de limaille. Les Russes appellent
ça un knout. Avec ce knout, le prince Tumaîne, qui m'en
a fait cadeau, tue un loup d'un seul coup en le frappant
sur le museau. Shlac!
Adah éclata de rire:
- Ça doit être très utile, pour toi, au parc Monceau. Il
y a beaucoup de loups?
- Au parc, non. Mais sur le boulevard Malesherbes, quand
je sors de chez moi au milieu de la journée ça grouille
de loups, de renards, de chacals. Et les serpents! Y en
a-t-il, des serpents! Crois-moi, si on veut en sortir
vivant, il faut un fouet solide.
- Et cette canne?
- La canne deVoltaire, juste à côté des chapelets!
Amusant, non? Je l'ai achetée un louis au guide qui
faisait visiter Ferney vers 1830.
- Ferney?
- Je t'expliquerai, un jour. Ce que tu vois à droite,
sur le coussinet de velours, c'est un copeau qui
provient d'un arbre planté de la main même du grand
homme. Du moins, on me l'a affirmé. Ce qui fait la
valeur d'une relique, c'est d'y croire!
De nouveau, le gros rire bon enfant roula de la
montagne. Alex marqua une pause, perdu dans ses
souvenirs. Adah le précéda jusqu'à un autre tableau posé
sur une cheminée de marbre blanc, tableau encore plus
imposant que le premier : un portrait de femme, en pied
celui-là. On en remarquait d'abord les habits, leur
magnificence à la mode romantique. Sur une robe d'un
violet épiscopal découvrant largement les épaules
s'élargissait un manteau de velours sombre doublé de
satin doré, dont les fentes latérales laissaient sourdre
les remous de manches bouffantes aux poignets de
dentelle. Cette avalanche d'étoffes faisait songer à des
coulées de lave et de feu sur les pentes d'un volcan.
Une volumineuse croix d'or garnie de perles scintillait
sur le renflement du buste, pour suggérer peut-être une
connivence secrète entre le catholicisme et la volupté.
Au second coup d'oeil on se rapprochait du visage.
Surplombé d'une toque hérissée de plumes d'autruche qui
complétait en l'équilibrant le frémissement immobile des
manches et du manteau, ce visage offrait un arrondi
nacré, nuagé de rose, entre deux choux frisés de cheveux
châtains d'où pendaient en battants de cloche deux
lourdes boucles d'oreille. Sur un cou élancé et charnu
légèrement penché en avant, la tête, le nez accentué par
un menton un peu fuyant, les yeux bruns et ronds sous
l'arc exhaussé des sourcils semblaient guetter on ne
savait quel spectacle, telle une ravissante hulotte sa
proie.
- Et celle-ci, qui est-ce? Milady? interrogea l'écuyère,
comme hypnotisée par le tableau.
Le sourire qui flottait sur les lèvres de Dumas se
figea:
- Milady, elle? Oh non! Elle, elle est morte comme une
sainte. Elle, c'était la plus grande actrice de notre
théâtre, le théâtre que j'ai inventé avec Victor Hugo et
Vigny. Plus instinctive que Mlle Mars, plus émouvante
que Rachel... Elle, c'est Marie Dorval.
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