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Noël sur la Garonne

Jean Carol

5 pages
L’Illustration - 1895 - France
Nouvelle

Intérêt: *

 

 

 

Cette nouvelle a été publiée dans le « numéro de Noël » du journal L’Illustration daté du 30 novembre 1895. Il s’agit bien d’un conte de Noël dans la grande tradition, se passant pour l’essentiel la nuit de Noël.

L’argument est assez original. Il s’agit d’une histoire de d’Artagnan sans le moindre ennemi ni le moindre coup d’épée. Elle se passe en 1640, quand d’Artagnan est informé de la mort d’un grand-oncle et du legs qui l’accompagne : celui de son manoir. Au mousquetaire qui, visiblement, ne connaît pas les lieux, le notaire chargé de la succession envoie une description enthousiaste de la beauté et de la richesse du château. Description confirmée par les mots de félicitations envoyés par les notables – c’est-à-dire les commerçants - du village voisin.

Se voyant brusquement à la tête d’une fortune, d’Artagnan se rend immédiatement sur place accompagné de son valet Planchet. Malheureusement, le notaire et les notables sont gens d’un pays où l’on « voit les choses, non pas comme elles sont, mais comme on voudrait qu’elles fussent ». Si bien que le mousquetaire constate, à son arrivée, que le château n’est qu’une ruine et que les terres et l’argent ont été légués par son oncle à une abbaye voisine.

Cruellement déçu, il se résout à passer quelques semaines de permission sur place avant de retourner à Paris. Il se lie d’amitié avec les quelques bourgeois du coin qui lui avaient écrit. A l’approche de son départ, il imagine une aimable vengeance contre ces gens qui, sans vouloir mal faire, l’avaient induit en erreur. Son grand-oncle avait l’habitude d’offrir un somptueux réveillon de Noël au voisinage : il charge donc Planchet de ressusciter la tradition. Sauf qu’il ne lui donne aucun argent pour ce faire…

Le dîner en question est donc sordide, mais l’astucieux Planchet s’arrange pour convaincre les convives du contraire : si le couvert est minable, c’est parce que l’argenterie de d’Artagnan est déjà emballée dans douze coffres dans la perspective du retour à Paris, explique-t-il ; si la volaille servie ne comprend pas les truffes annoncées, c’est parce que les vrais gourmets doivent se contenter de leur arôme et qu’il a donc retiré les truffes avant de servir (voir extrait ci-dessous).

La supercherie fonctionne parfaitement : les invités sont après tout des gens qui « voient les choses comme ils voudraient qu’elles fussent » et la soirée est un plein succès, laissant d’Artagnan tout ému et nostalgique à l’idée de repartir à Paris pour toujours.

L’histoire pourrait en rester là : un sympathique récit mettant en scène une gentille tromperie et donnant le beau rôle à un Planchet filou et plein de ressources. Bizarrement, et malheureusement, un dernier chapitre vient conclure la nouvelle en changeant complètement de registre. On y voit d’Artagnan s’endormir après le départ de ses convives et bavarder en rêve avec le « Bonhomme Noël ». Et ce dernier lui fait des prophéties obscures sur l’avenir de la France et de sa descendance. Quand d’Artagnan lui demande ce que deviendra son « château » à l’avenir, le père Noël lui dit qu’il achèvera de tomber en ruines. Puis, quelques siècles plus tard, il sera rebâti « tout en or », par « quelque fils d’une autre race qui subjuguera toutes les autres ». Quand d’Artagnan demande de quelle race il s’agit, le Bonhomme Noël refuse de lui dire parce que « son nom ferait pleurer le petit enfant qui est né cette nuit ». Autant de phrases qui, dans l’esprit de la fin du XIXème siècle, semblent bien désigner la « race juive ». Ce dernier chapitre de la nouvelle s’inscrirait alors dans la tradition des écrits antisémites qui proliféraient à l’époque, en pleine affaire Dreyfus. Une hypothèse à confirmer – ou infirmer. Ce dernier chapitre est en tout cas d’autant plus regrettable qu’il fait s’achever sur une note noire un texte par ailleurs plutôt souriant et bien mené.

Merci à Mihai-Bogdan Ciuca de m'avoir signalé ce texte.

Extrait

Pénavayre, Cassemajou, Dardignac, Roumingas, battirent des mains. Sans comprendre un seul mot de ce qu'avait dit l'orateur, mais entraînés par la musique de sa parole, Fonssagrives et Cantegril les imitèrent. Du fond de sa cuisine où, sous le nom pompeux de « carpe de Garonne au goût de Monsieur le Prince », il dressait une maigre perche frite dans l'huile, Planchet s'interrompit pour applaudir.

Et le rusé domestique, peut-être plus connaisseur en hommes que son maitre, murmura :

— Ça va bien. Maintenant, les voilà lancés ; on peut leur faire tout accroire.

L'impulsion, en effet, une irrésistible impulsion était donnée à ces heureux cerveaux. La parole de Besombes avait produit sur lui-même et sur ses auditeurs — d'Artagnan excepté — une griserie dont le Jurançon des coteaux eût été bien incapable. Du moins le « Jurançon royal » fabriqué par Planchet avec des résidus de cave. Bue en l'honneur du roi gascon, du prince populaire, du « diable à quatre » qui conquit son royaume, aima les arts et les belles filles, l'atroce piquette fut acceptée pour Jurançon de 1550, un peu tombé à cause de sa grande vieillesse — pensez donc, tout près de cent ans !— mais encore fort délicat.

Et je n'ai pas besoin de dire que la carpe au goût de Monsieur le Prince passa pour telle, comme muscade en gobelet.

D'Artagnan, comprenant enfin que sa table était présidée, non par lui, mais par un convive invisible, la fée Imagination, victorieuse de l'Esprit, avait renoncé à sa trop spirituelle vengeance.

Il espéra pourtant la ressaisir à l'occasion des « gélinottes de basse-cour farcies de truffes », un chef-d’œuvre d'impudence où Planchet s'était surpassé. Jamais, en effet, le nom de gélinottes ne fut usurpé par poulets plus étiques; et, quant aux truffes, le ventre de ces lamentables volailles ne les avait pas plus connues mort que vivant.

— C'est singulier, hasarda l'amphitryon rendu timide par la confiance de ses hôtes, c'est singulier, j'ai beau fouiller dans ces gélinottes truffées, je n'y découvre pas la moindre truffe !..

Planchet n'attendit pas qu'on l'appelât. Il fit irruption et déclara qu'il était du dernier commun de laisser les truffes dans une volaille sur table, que les vrais délicats en prisaient seulement l'arome, et qu'il avait cru, lui Planchet, devoir les retirer des gélinottes avant de servir.

— Moi, je veux bien, dit Dardignac. Pourtant je ne répugne pas à manger la truffe elle-même; et, si ces messieurs sont de mon avis, Planchet nous apportera les petits accessoires qu'il a extraits de ses gélinottes...

Tout le monde appuya la motion. Planchet ne bougeant pas :

— Entends-tu, maraud? fit d'Artagnan, qui songea : Cette fois, voilà mon fripon bien embarrassé !

— C'est bon, on va les chercher, les accessoires, balbutia Planchet un peu ému.

Mais à peine avait-il disparu qu'on entendit dans la cuisine un formidable jurement, et Planchet revint, levant de grands bras :

— C'est trop fort !

— Qu'y a-t-il?

— Pendant que je vous parlais...

— Eh bien ?

— Le chat a mangé toutes les truffes !...

D'Artagnan se retint d'embrasser Planchet : au fond du cœur il l'admirait.


 

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