L’Empire couleur sang
Denis Côté
340 pages Editions Hurtubise - 2002 - Canada SF, Fantasy - Roman
Intérêt: **
Les univers parallèles de la science-fiction; les pouvoirs
magiques de Cagliostro; la malédiction
de l’Egypte ancienne; le spiritisme; les aventures historiques: à peu près tous les genres de la littérature
populaire se côtoient dans ce très curieux roman, où
ne manquent – en attendant une probable suite – qu’une
apparition de Tarzan et un zeste d’histoire de pirates pour
en faire une anthologie complète!
Il serait difficile de résumer un tel livre qui change d’époque
et de personnages à chaque chapitre ou presque. Disons simplement
(!) qu’Alexandre Dumas en est le personnage principal. Au cours
d’une séance de spiritisme avec Gérard de Nerval
et Victor Hugo, destinée à évoquer Léopoldine,
la fille décédée de ce dernier, Dumas permet
bien involontairement à la déesse égyptienne
de la destruction, Sekhmet, de se réincarner. Sous les traits,
qui plus est, de Milady, l’héroïne des Trois Mousquetaires,
dans le Québec de 1837…
Objectif de Sekhmet-Milady: se servir des Anglais qui occupent le
Québec pour imposer au monde un empire sanguinaire, le New
Britannia (l’auteur est Canadien français).
C’est alors qu’intervient Cagliostro-Joseph Balsamo pour
fournir à Dumas et à son jeune ami, l’écrivain
débutant Jules Verne, les moyens de lutter contre la déesse
du mal. La suite, on le suppose, dans le prochain volume.
On a un peu de mal, il faut bien le dire, à croire à
un tel scénario. Mais le livre n’est pas sans mérite.
Très agréablement écrit, il utilise avec beaucoup
d’habileté de nombreux personnages réels et anecdotes
connues. On voit ainsi Dumas enfant recevoir une mise en garde prophétique
du «fantôme» de son père, au moment de
la mort de ce dernier; Dumas écrivain expliquer à Maquet
le personnage de Milady; Jules Verne se lancer dans la littérature,
etc...
D’un chapitre à l’autre, l’auteur évoque
aussi bien le Théâtre Historique de Dumas que son château
de Monte-Cristo, l’Italie de la fin du XVIIIe siècle
que le Canada du milieu du XIXe.
A défaut d’être entièrement convaincant,
ce roman se lit donc avec plaisir. Sans doute faudra-t-il attendre
le volume suivant pour savoir si Denis Côté réussit
son pari un peu fou…
Extrait de la cinquième partie Sekhmet-la-Terrible
- En attendant, dit Dumas en se levant, permettez-moi de mettre
la dernière main au plus fin dessert que vos palais auront
jamais dégusté. Foi d'Alexandre Dumas!
Quelques minutes plus tard, il posait sur la table un plat d'argent
contenant plusieurs petits gâteaux assez semblables à
des beignets.
- Ce chef-d'œuvre n'est pas encore baptisé, confia-t-il.
Mais puisque j'ai devant moi deux des plus grands poètes de
France, vos propositions seront les bienvenues. Il s'agit de tranches
de baba au vin de Madère et au vin de Malaga, que j'ai trempées
dans une pâte à friture de mon cru. Dégustez-moi
cela, mes amis. Aucun dieu de l'Égypte ou d'ailleurs n'a eu
le privilège de goûter une friandise aussi «divine»!
Des gémissements de plaisir échappèrent à
Nerval tandis qu'il laissait fondre l'un des gâteaux dans sa
bouche. Hugo ne fit aucun commentaire en grignotant le sien. Dumas
resta debout, aussi heureux de sa création culinaire qu'il
l'aurait été d'un roman ou d'une pièce de théâtre.
Après que Gérard et lui eurent avalé chacun
deux ou trois beignets, on passa au salon. Nerval bifurqua vers le
vestibule où il avait laissé son gros sac de cuir.
- Voici Sekhmet-la-Terrible, déesse du Mal et de la Destruction!
déclama-t-il en plaçant la statuette sur une table à
thé.
L'objet n'avait rien de bien impressionnant. Haut d'une douzaine
de pouces et large de quatre, il avait été sculpté
dans une pierre de qualité médiocre, d'une teinte rougeâtre,
veinée çà et là de noir. Sa surface polie
ne suffisait pas à faire oublier que le temps l'avait rongé
à plusieurs endroits et lui avait même enlevé
un nombre important de petits morceaux.
Pour le reste, la statuette correspondait à la description
déjà faite par Nerval. On y
voyait une femme en position debout, dont le corps presque dénudé
s'achevait par une tête de lionne. Le seul détail inédit
était un cercle posé comme une coiffure sur le crâne
de la divinité léontocéphale.
Dissimulant mal sa déception, Dumas pointa le cercle du doigt:
- Qu'est-ce que c'est?
- Le disque solaire, répondit Gérard. Il symbolise
Rê, le dieu-soleil.
Un temps s'écoula, durant lequel Hugo et surtout Dumas examinèrent
la sculpture sous tous les angles. Mais le sujet s'épuisa vite
et ce dernier se permit une de ses envolées caractéristiques:
- Gérard, vos paroles m'avaient laissé imaginer une
déesse beaucoup plus... séduisante. Dans mon esprit,
cet amalgame de volupté, de féminité, de félinité
avait produit une tout autre image. Au lieu d'une femme que sa beauté
aurait rendue irrésistible, vous nous exhibez une maigrichonne
sans grâce, garnie d'une tête d'animal!
- Mais voyons, Alexandre! fit Nerval, amusé. Quel portrait
vous venait donc à esprit?
Dumas eut un sourire où pointaient sa satisfaction et sa
vanité:
- Je pensais à Milady de Winter ou, si vous préférez,
à Lady Clarick, à Charlotte Backson, à la comtesse
de la Fère.
- Qui sont ces femmes? Aucune d'elles ne m'est connue.
- Vous en entendrez parler bien assez tôt, je vous assure!
Dès le 14 mars prochain, le cœur de la France battra au
même rythme que celui de mon personnage. Je dis «mon
personnage» car ces quatre noms désignent une seule
et même femme.
- J'ai compris! Cette Milady de Winter sera l'héroïne
de votre prochain roman-feuilleton!
- Plus précisément, elle sera l'adversaire de mes
héros. Et mes héros, je les plains de devoir se mesurer
à elle! Imaginez votre Sekhmet, la déesse du Mal et
de la Destruction, qui aurait pris le corps et le visage de la plus
adorable jeune femme que vous puissiez concevoir! Eh bien, Milady,
c'est cela: la cruauté incarnée dans une enveloppe charnelle
irrésistible!
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