Les amours de d’Artagnan
Paul Segonzac
256 pages 1924 - France Roman
Intérêt: ***
Se passant juste après la mort de Mazarin, au moment
où le jeune Louis XIV commence à affirmer son autorité,
ce roman met en scène d'Artagnan, bien sûr, mais
aussi et surtout, comme dans tant d'autres "suites",
un protégé: Henri d'Arnis, arrière petit-fils
d'Henri IV. Ce jeune gentilhomme vivant obscurément au
fond de sa province vient à Paris à la suite de
sa bien-aimée Aurore de Chatellux, que son père,
hostile à leur mariage, fait entrer de force au couvent.
D'Artagnan, qui a pris Henri en affection, s'emploie à
faire évader Aurore. Ce faisant, il retrouve dans ce couvent
Sur Louise, son amour de jeunesse, enfermée depuis
vingt ans, contre son gré elle aussi, et qui n'a jamais
cessé de pleurer d'Artagnan. Toujours amoureux lui aussi,
le mousquetaire fait alors évader les deux femmes. Mais
ses espoirs de renouer avec Louise la seule et unique histoire
d'amour de sa vie tourneront court
A cette intrigue sentimentale qui joue habilement sur le parallèle
entre la situation d'Henri et Aurore - jeunes et qui connaîtront
le bonheur - et celle de d'Artagnan et Louise - pour qui l'heure
est passée - se juxtapose une intrigue politique. Henri
a en effet été choisi à son insu par le
redoutable Ordre des Pères Evangélistes (l'Ordre
du défunt père Joseph de Richelieu) comme futur
Roi!
Mécontente d'être écartée du pouvoir
par le monarque absolu qui pointe déjà dans Louis
XIV, la congrégation complote l'assassinat de ce dernier,
accusé d'être un usurpateur, car fils illégitime
d'Anne d'Autriche. A la suite de quoi Henri sera proclamé Roi, en tant que descendant direct d'Henri IV.
La conspiration est décrite en détails, avec le
recrutement de grands seigneurs, le financement grâce aux
fonds laissés par Mazarin, les manuvres psychologiques
pour instiller à Henri, qui n'a d'autre ambition que d'épouser
Aurore, le désir d'être roi, et surtout la manipulation
d'un cousin d'Aurore, amoureux fou et jaloux obsessionnel, afin
de détourner sa folie homicide d'Henri vers Louis XIV
pour en faire le régicide
Il faudra l'intervention in extremis de d'Artagnan pour que le
Roi échappe à l'attentat et que tout rentre dans
l'ordre.
Intrigue à plusieurs niveaux, complot convaincant, portraits
de personnages marquants, du jeune Henri idéaliste au
prieur machiavélique en passant par la régicide
manipulé: le roman est constamment séduisant, plein
de rebondissements et de suspense. Sans oublier bien sûr
la figure de d'Artagnan, ami dévoué, audacieux
et clairvoyant, dissimulant au plus profond de lui cette blessure
sentimentale dont il ne s'est jamais remis.
Décidément, l'une des meilleures "suites" parmi les innombrables aventures apocryphes des mousquetaires!
Extrait de la 1ère partie Le lionceau,
chapitre 9 Sur Louise
Presque aussitôt, une carmélite entra:
- Monsieur, je suis chargée de vous reconduire
Souffrez,
je vous prie, que je vous précède...
La voix était d'une douceur infinie et un peu tremblante
et, en l'entendant, le mousquetaire avait violemment tressailli.
La religieuse s'éloignant pour lui montrer le chemin,
il ne bougea pas:
- Madame, je suis prêt à vous suivre, mais après
deux mots d'explication...
Il en agissait ainsi pour obliger la carmélite à
se retourner et à lui parler en face...
Elle se retourna, mais sans revenir sur ses pas; on eût
dit que le mousquetaire lui fit peur.
Pourtant, comme il venait à elle, dévorant des
yeux le pauvre visage ravagé, elle ne recula pas et ses
lèvres laissèrent passer cet aveu:
- Eh bien! oui, c'est moi!...
Et, comme il ouvrait la bouche, elle arrêta le cri qui
allait en sortir:
- Au nom du ciel, silence!... Pas ici!... Venez!
Cette fois, il la suivit docile, murmurant, sur ses pas des mots
où frissonnait un insurmontable émoi:
- Vous
.. Vous
.. Louise! Louise! Ma bien aimée
Louise!...
Il mentait, l'autre jour, quand, donnant raison au marquis, il
convenait que l'amour n'avait tenu qu'une place infime dans sa
vie; il mentait à tout le monde, il se mentait à
lui-même, en montrant en toute circonstance un visage riant; il n'avait eu qu'un moment de sincérité et c'était
la veille, quand, à propos de celle qu'on allait enfermer
dans un cloître, il avait dit à Henri:
- J'en sais d'autres qui ont perdu leur bien-aimée, et,
condamnés à ne jamais la revoir, ne peuvent pas
pleurer comme vous!
C'était de lui qu'il parlait. En vérité,
ce mousquetaire qui voulait ignorer l'amour et ses souffrances
était un martyr de l'amour: il n'avait aimé qu'une
fois, au début de sa carrière, mais son coeur en
saignait encore!
Arrivée dans un couloir où nul ne pouvait les voir
ni les entendre, la carmélite se retourna:
- Je ne suis plus votre Louise! A peine suis-je son ombre, un
pauvre fantôme qui craint de vous montrer son visage
- Louise! Louise! répéta-t-il.
Et, voyant des larmes dans les beaux yeux meurtris:
- Vous pleurez! Vous pleurez!
Elle répondit:
- Il y a vingt ans que je pleure, et la source de mes larmes
ne veut pas tarir!
Il prit les mains de l'immolée, les mains amaigries, diaphanes,
et les porta à ses lèvres:
- Louise! Louise! Je suis un criminel! J'aurais dû mourir
en tentant de vous délivrer!
- Ne vous accusez pas! Vous ignoriez où l'on m'avait
enfermée. Et c'est fini! C'est fini! Ne revenons plus
sur ce qui est mort.
Ah! n'y plus revenir! C'était au-dessus des forces du
mousquetaire...
- Oh! non, ne m'imposez pas cela! Laissez-moi en vous retrouvant
revivre notre trop court bonheur...
Et l'unique roman de son printemps, la chanson fleurie et douloureuse
qu'il étouffait depuis si longtemps, lui montait aux lèvres.
- Louise! Louise! Vous étiez bien belle, et si noble
que je n'osais, moi, pauvre cadet sans autre fortune que son
épée, vous regarder qu'en me cachant, comme le
ver de terre doit regarder le soleil! C'était de l'adoration
que j'avais pour vous... Comment vîntes-vous à
m'aimer? Quelle grâce divine inclina vers moi votre beau
front et m'ouvrit les trésors de votre coeur virginal?
Dieu seul le sait!... Hélas! l'ivresse fut courte. Un
soir d'avril où nous errions enlacés sous les arbres
en fleurs - je me souviens que vous aviez suspendu à vos
oreilles des grappes de lilas - votre père nous surprit,
votre père...
La main diaphane lui ferma la bouche:
- Mon père est mort, laissez-le dormir en paix! Je veux
oublier la souffrance en bénissant la minute où j'ai pu vous revoir, vous, ma jeunesse et mon bonheur! Chut!
Chut! Plus un mot!
- Si, encore un, Louise! Pour me racheter de vous avoir laissé
ensevelir vivante, pour empêcher qu'une autre ne soit ensevelie
comme vous...
D'Artagnan se souvenait soudain de ce qu'il était venu
faire, et Louise comprenait aussitôt:
- Vous voulez parler de celle qui nous est arrivée hier...
J'ai entendu tout ce que vous avez dit à notre abbesse: c'est pour essayer de délivrer cette pauvre enfant que
vous êtes venu...
- Oui, et il faut m'y aider! Je vous conjure...
- N'insistez pas!
- Vous refusez?
Les beaux yeux exprimèrent quelque amertume:
- Oh! comme vous me jugez mal! Croyez-vous donc, comme notre
abbesse, que mon coeur de femme ait cessé de battre sous
la bure de la carmélite? J'ai déjà fait
le nécessaire pour Aurore de Chatellux; c'est par elle
que je sais son nom, elle m'a tout dit et voici ma réponse: ce soir, à la nuit, quand tout reposera au Carmel,
Aurore de Chatellux en sortira... Dieu veuille que ce soit pour
n'y plus rentrer!
- J'en réponds! Et je vous crie, au nom du pauvre amoureux
qui attend mon retour, au nom de l'humanité tout entière: Soyez bénie!...
- Je ne compte plus, moi ! Venez! Venez vite! L'abbesse doit
trouver que je suis bien longue et ce n'est pas le moment d'éveiller
sa méfiance...
En marchant, elle recommandait:
- Trouvez-vous, ce soir, à la nuit, aux abords du couvent...
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