Je voulais vivre
Adélaïde de Clermont-Tonnerre (auteure)
480 pages Grasset - 2025 - France Roman
Intérêt: ***
Réécrire Les trois mousquetaires du point de vue
de Milady en réhabilitant l’ultime
« méchante » imaginée par Dumas, l’idée n’est
pas originale en soi. Après le remarquable Milady, mon amour
publié par Yak Rivais en 1986, plusieurs romans et
bandes dessinées sont sortis sur ce thème depuis
quelques années (voir une liste dans l’encadré
ci-dessous). Mais en se livrant à son tour à cet
exercice, la romancière Adélaïde de Clermont-Tonnerre
livre une particulièrement brillante variation sur ce
qui est presque en train de devenir un sous-genre des
œuvres inspirées par Les trois mousquetaires.
Tout
au long de ce copieux roman, l’auteure nous dévoile la
vie de Milady, tant les pans que l’on connaît déjà chez
Dumas vus à travers un prisme différent, que ceux que
l’on ignore, sur son enfance par exemple. Si elle
imagine de nombreux nouveaux personnages et situations,
elle insère complètement son récit dans celui du roman
d’origine, tout en se permettant quelques petites
divergences.
Le texte est structuré en de multiples chapitres,
parfois très courts. C’est le plus souvent Milady
elle-même qui se raconte, mais pas seulement. D’autres
personnages s’expriment, comme Rochefort par exemple.
Surtout, bousculant la chronologie, d’Artagnan se livre
abondamment. Durant le siège de Maastricht où il va
perdre la vie, le mousquetaire âgé se confesse en
quelque sorte à son aide de camp, un jeune homme en qui
il a toute confiance. Au fil de multiples interventions,
il exprime les remords que lui inspirent ses actes
passés envers la jeune femme.
Adélaïde de Clermont-Tonnerre nous livre un compte-rendu
approfondi de la vie de Milady. Sans trop en dévoiler
les détails, relevons que la pauvre n’a pas eu beaucoup
de chance… A l’âge de six ans, la petite fille a échappé
au meurtre de sa famille par un parent convoitant ses
biens. Recueillie par un prêtre au grand cœur, elle a
cependant été élevée entourée de beaucoup d’amour, y
compris dans le couvent où son tuteur l’a placée pour
son éducation. Jusqu’à ce qu’une nouvelle mère
supérieure la prenne en grippe et transforme sa vie en
enfer.
C’est là que les choses commencent à déraper
sérieusement pour la jeune Anne. Si elle s’enfuit avec
le prêtre desservant le couvent, ce n’est pas parce
qu’elle l’a corrompu: c’est lui, bien au contraire, qui
l’a dévoyée et qui a volé les vases sacrés. Quand, un
peu plus tard, Anne, aux côtés de son prétendu frère,
fait la connaissance d’Olivier de La Fère, le futur
Athos, elle en tombe sincèrement amoureuse, et
vice-versa. Elle fait tout pour entrer dans le rôle de
l’épouse idéale dont rêve Olivier mais le ver est dans
le fruit puisque « tout ce qu’elle essaie de
bâtir repose sur un mensonge ». Ce qu’elle
lui raconte sur son passé est soigneusement arrangé pour
dissimuler les aspects les plus compromettants mais elle
ne voit pas d’autre manière de ne plus être « le
jouet de la cruauté du monde ». Ce que son
désormais mari ne cherchera pas à comprendre quand il
découvrira la marque infamante sur son épaule.
Installée quelques mois plus tard en Angleterre, Milady
y vit son deuxième amour authentique, bien qu’un peu
particulier, avec James de Winter. Homosexuel à une
époque où il s’agissait d’un crime sévèrement puni, ce
grand seigneur anglais noue avec la jeune femme une
relation profondément affectueuse. Ils font un mariage
de convenance qui leur apporte à tous les deux
l’apparence de respectabilité dont ils ont besoin. Car
Anne est enceinte d’Olivier de La Fère… Avec ce mariage,
elle échappe à l’infamie d’avoir un enfant sans père,
tandis que James se donne les apparences du bon père de
famille que l’on attend de lui. D’autant qu’il se prend
de passion pour l’enfant, le petit Mordaunt, qu'il aime
comme si c’était son fils. Et ce n’est donc pas Milady,
bien sûr, qui empoisonne son deuxième mari, comme chez
Dumas, mais bien Percy de Winter, la frère de James, qui
convoite les biens de la famille.
A force d’épreuves, Anne finit par se laisser envahir
par le besoin de se venger. Et en premier lieu de son
oncle Mainvile, à l’origine de tous ses malheurs en
ayant assassiné sa mère et en ayant dépouillé sa
famille. Pour prix de son entrée à son service, c’est
son aide contre Mainvile que Milady obtient de
Richelieu. L’ayant fait arrêter, elle finit par
l’empoisonner, et découvre alors que cela ne suffit pas
à la satisfaire. « La vengeance est une
corrosion de toute votre personne. Elle vous change à
jamais, confie-t-elle. Après avoir puni mon
pire ennemi, j’en ai voulu plus. Buckingham, le
bourreau, le comte de La Fère, il fallait qu’ils
paient tous, jusqu’au dernier ».
C’est cette spirale de vengeance qui poussera Milady à
commettre son crime le pire: l’assassinat de Constance
Bonacieux. Le seul, en fait, qu’elle ne se pardonne pas
(le seul, aussi, pour lequel Adélaïde de
Clermont-Tonnerre n’a pas réussi à imaginer de
circonstances atténuantes…). « Je regrette ce
que j’ai fait, lance-t-elle à d’Artagnan. J’aurais
dû me voir en elle. Comprendre que, comme moi, elle
était contrainte de jouer à un jeu dont nous, les
femmes, n’avons pas écrit les règles et dans lequel
vous, les hommes, vous nous sacrifiez sans la moindre
arrière-pensée ».
Cette citation résume bien l’esprit du roman. Les
femmes, en ce XVIIe siècle, comptent pour bien peu de
choses. Dès son enfance, Anne a été victime de la
violence des hommes, et c’est pour survivre qu’elle a dû
s’adapter. Dévoyée par le prêtre du couvent, elle a
« perdu ce qui fait, aux yeux des hommes, sa
seule valeur: la pureté », ce qui l’oblige à
mentir à Olivier de La Fère (voir extrait ci-dessous).
Un personnage important imaginé par Adélaïde de
Clermont-Tonnerre, Hélène de La Fère, tante du futur
Athos, livre son analyse sur le fonctionnement de sa
famille. Restée célibataire, elle prend le parti d’Anne
qu’elle sauve après sa pendaison par son mari. Mon neveu
(Athos) « ne s’était pas débarrassé de la
malédiction des comtes de La Fère, déplore-t-elle
amèrement. Il était comme son père, comme tous les
autres qui pensent avoir droit de vie ou de mort sur
ceux qui les servent et sur celles qu’ils
épousent ».
Ce portrait d’une femme blessée, harcelée, qui ne se
résigne pas à n’être toute sa vie qu’une victime est des
plus convaincants. Il s’insère très habilement dans le
roman de Dumas, se glissant dans les failles du récit et
en comblant certains vides. Qui ne s’est pas demandé,
par exemple, comment la modeste lingère Constance
Bonacieux avait pu devenir la confidente de la reine
Anne? Le roman apporte une réponse très cohérente à
cette bizarrerie. L’auteure se permet bien de temps en
temps quelques déviations par rapport à Dumas mais elles
demeurent modestes. Un exemple: chez Dumas, les trois
mousquetaires empêchent d’Artagnan de parler avec Milady
entre sa condamnation à mort et son exécution, de peur
qu’elle ne le « retourne » en sa faveur. Dans
Je voulais vivre, au contraire, ils les laissent
en tête à tête un long moment, ce qui permet à Milady de
se justifier en détail auprès de d’Artagnan. Les
« inventions » d’Adélaïde de Clermont-Tonnerre
viennent aussi parfois enrichir le texte d’origine. En
faisant de Mordaunt le fils d’Athos et non pas de lord
de Winter, elle décuple la dimension tragique de la
scène clé de Vingt ans après qui voit Athos
poignarder Mordaunt alors que celui-ci cherche à le
noyer…
Écrit tout à fait dans le même esprit que Milady,
mon amour, même si les détails de l’histoire sont
complètement différents, Je voulais vivre n’est
ni le premier, ni le plus original des romans consacrés
à Milady. La palme de la créativité revient sans aucun
doute au Milady
de Laura L. Sullivan où l’on découvre que tout ce que
l’on voit dans Les trois mousquetaires relève de
la manipulation et de la mise en scène par une Milady
bien plus retorse qu’on ne pouvait le penser… Cela dit,
le roman d’Adélaïde de Clermont-Tonnerre se distingue
par la finesse de ses analyses et la qualité de son
écriture: une réussite complète récompensée d'ailleurs
par le Prix Renaudot 2025.
Extrait du chapitre Stratégie
Anne sait que l'amour d'Olivier, son respect,
s'évanouiraient s'il savait. Elle tente d'être en tout
point à la hauteur de ses attentes. En d'autres
circonstances, si son père n'était pas mort, si sa mère
n'avait pas été forcée et assassinée, si Mme de Rolland
n'avait pas été rappelée à Dieu, si ce prêtre, tuteur,
amant et désormais frère enfui n'avait pas exigé d'elle
une relation contre nature, alors oui, elle aurait pu être
pour Olivier cette créature sans tache. Mais aucun retour
n'est possible. Elle a perdu ce qui fait, aux yeux des
hommes, particulièrement ceux qui s'enorgueillissent d'une
lignée passée et à venir, sa seule valeur : la pureté.
Comment se résoudre, pourtant, à une condamnation
éternelle quand il suffit peut-être d'un peu d'adresse
pour effacer cette page de son existence? Les étreintes de
Gauthier, qui ne lui laissent en mémoire que dégoût,
doivent-elles avoir raison du bonheur qui se dessine? Elle
se refuse à croire que son destin entier tenait entre ses
cuisses. Et s'il faut arranger les faits, elle s'y
emploiera. Les circonstances se sont acharnées sur Anne,
cela lui donne le droit de forger sa chance. Elle saura se
faire pardonner ses mensonges. Elle est prête à les
enfouir, pour toujours, au plus profond d’elle-même. Elle
donnera à Olivier tout ce dont il a rêvé. Anne est
certaine d'y parvenir. Elle se fera violence, pour lui, de
ses secrets. Elle n'est pas de ces âmes qui ne savent ni
se taire ni porter en solitaire le poids de leurs fautes.
Elle n'a pas besoin de se confier. Elle n'a pas besoin de
se plaindre. Anne est d'un autre bois. Elle résiste.
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