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Kean

Jean-Paul Sartre

217 pages
1953 - France
Pièce de thêatre

Intérêt: ***

 

 


Pièce maîtresse du théâtre de Dumas, Kean a connu le sort étonnant d’être réécrite intégralement par Jean-Paul Sartre qui a donné à ce chef d’œuvre une impressionnante dimensionsupplémentaire.

Ecrite en 1836, Kean, qui porte comme sous-titre Désordre et génie, est basée sur la vie d’Edmond Kean, génial comédien britannique (1787-1833) qui connut une immense popularité en tant qu’acteur shakespearien.

Elle met donc en scène la vie de ce dernier, qui d’une part est adulé par le public et recherché par la bonne société anglaise – jusqu’au prince de Galles qui affecte de le traiter en ami – et qui d’autre part se sent éternellement marginal et exclu. Le «monde» le considère comme un simple amuseur, et Kean lui-même ne peut, en dépit de ses considérables revenus, se défaire de son goût pour la pègre et les cabarets mal famés.

Le premier acte de la pièce de Dumas se déroule dans le salon d’Eléna de Koefeld, où le prince de Galles discute des dernières frasques de l’acteur, accusé d’avoir enlevé une riche jeune fille, Anna Damby. Kean lui-même arrive, et, sous couvert d’expliquer qu’il ne connaît pas miss Anna, donne en cachette un rendez-vous à la comtesse de Koefeld.

Au deuxième acte, Kean, chez lui, reçoit la visite d’Anna Damby, qui lui explique que, refusant le mariage imposé par sa famille avec lord Mewill, elle veut désormais gagner sa vie en devenant actrice. Kean lui brosse un portrait terrifiant de ce métier, où une actrice doit se vendre pour réussir, où un acteur est sans cesse victime de cabales, où la gloire n’est qu’illusion – mais métier qui lui, Kean, n’abandonnerait pour rien au monde!

Le troisième acte se déroule dans une taverne où Kean voit arriver Anna, poursuivie par lord Mewill. L’acteur se dresse contre le grand seigneur, qui refuse de se battre avec lui, car un lord ne se bat pas avec un «saltimbanque». Kean l’écrase de son mépris dans une grandiose tirade.

Situé dans la loge de Kean, le quatrième acte voit l’acteur y recevoir d’abord la visite d’Eléna, qui est prête à tout quitter pour lui, puis celle du prince de Galles. Sachant que ce dernier est un grand coureur de jupons, Kean le supplie de ne pas chercher à séduire Eléna, dont il est amoureux. Après avoir un moment refusé de jouer, l’acteur entre finalement en scène, mais se trouve pris d’une crise de folie, injurie le prince de Galles et son entourage, et interrompt la représentation.

Enfermé chez lui pour le cinquième acte, Kean reçoit successivement les visites d’Anna, d’Eléna, du mari de cette dernière, du prince de Galles, etc… Il en ressort qu’Eléna a repris ses esprits et ne veut plus abandonner sa position sociale pour fuir avec l’acteur, tandis qu’Anna, qui l’aime d’un amour sincère, est prête à tous les dévouements pour lui. Le prince de Galles intervient pour sauver Kean de la prison. L’acteur s’exile en Amérique avec Anna.

Telle quelle, la pièce écrite par Dumas est un superbe hommage au théâtre, à la passion d’être acteur. C’est aussi, beaucoup, un plaidoyer sur le statut social de ce dernier. Kean, issu d’un milieu social très modeste, vit très mal la situation résolument fausse dans laquelle il se trouve: adulé par la foule, recherché par la haute société, ami du prince héritier – mais demeurant en fin de compte aux yeux de tous un saltimbanque, un bouffon avec qui les relations ne sauraient qu’être superficielles. A cet égard, Kean fait beaucoup penser à Dumas lui-même: comme l’acteur, l’écrivain s’est fait tout seul, a connu la gloire universelle, la fortune instantanée, l’amitié des grands de ce monde. Mais comme Kean, Dumas n’a jamais été pris au sérieux: passionné de politique, il n’a pu se faire élire; l’Académie française a rejeté avec mépris cet écrivain trop superficiel. Et les têtes couronnées qui l’ont fréquenté ne l’ont jamais considéré comme autre chose qu’un amuseur particulièrement brillant.

La version de Sartre enrichit encore cette pièce déjà remarquable. Bien que cette réécriture soit intégrale, Sartre n’a pas revendiqué la paternité de la nouvelle pièce: l’édition Gallimard présente Kean comme étant l’œuvre d’Alexandre Dumas dans une «adaptation de Jean-Paul Sartre».

L’auteur de La nausée a pourtant largement transformé la pièce d’origine, de façon passionnante. Sartre a en fait considérablement développé certains éléments qui n’étaient évoqués que de façon passagère chez Dumas: la dérive de Kean vers la folie, la perte d’identité de l’acteur qui ne sait plus où est le réel et où est le jeu.

Alors que chez Dumas, Kean souffre essentiellement de son statut social, chez Sartre il n’a plus d’identité. La passion de jouer qui l’anime finit par l’envahir tout entier, ce qui donne à Sartre l’occasion de vertigineuses mises en abîme. Le meilleur exemple en est fourni par Anna, dont le rôle est beaucoup plus important dans la version de Sartre: quand elle vient demander à Kean de lui apprendre à jouer, ce dernier lui demande, à titre d’exercice, de jouer le rôle d’une jeune fille qui viendrait demander à lui, Kean, de lui apprendre à jouer… (voir extrait ci-dessous).

Très grand chef d’œuvre, donc, le Kean de Dumas-Sartre est fort heureusement encore joué régulièrement. Avant la version de Sartre, l’œuvre a donné lieu à différents pastiches ou réécritures comme Kinne ou The regal box.

Lire également l'interview d'Alain Sachs et Alexis Desseaux, respectivement metteur en scène et acteur d'une version de Kean montée à Paris en 2018.

 

Extrait de l’acte II, scène III

KEAN. — Reste l’acteur principal. Tiens: suppose que tu viennes voir notre gloire nationale, le grand Kean, pour lui demander sa protection. S’il te l’accorde, tu seras demain Juliette ou Desdémone; s’il s’y oppose, inutile d’insister, ta carrière est morte avant d’être née. Qu’est-ce qu’il va faire, l’acteur Kean? Tu t’imagines peut-être que tu vas le prendre par les sentiments? Qu’il va te faire engager pour tes beaux yeux? Tu tombes mal: l’acteur Kean connait trop les femmes et les grands sentiments. Les grands sentiments, il en vit. Quant aux femmes...

ANNA. — I1 en vit aussi quelquefois, m’a-t-on dit...

KEAN. — Non: il en meurt. Donc te voila chez cet homme aigri, déçu, méchant peut-être mais encore noble! Te voila avec ton innocence et ta sournoiserie! La lutte sera chaude: que va-t-il se passer? Ha! Ha! Que va-t-il se passer? Tiens: jouons la scène. Nous verrons si tu as du talent pour improviser. Je suis Kean, tu es toi. Sors. Bien. Entre à présent. Non, non: ne relève pas ton voile. Là, c’est parfait. (Il joue.) Qu’est-ce que vous voulez?

ANNA. — Monsieur Kean, je veux jouer la comédie.

KEAN, naturel. — Mais non: c’est comme cela. Tu perds toutes tes chances. C’est un vaniteux, tu sais, un écorché qui a l’orgueil à vif. Il faut le flatter. Recommence. Invente.

ANNA. — Je ne sais pas inventer.

KEAN. — Laisse parler ton cœur.

ANNA, improvisant. — Me voilà donc venue chez lui... Aurai-je le courage de lui dire ce qui m’amène?... Oh! Mon Dieu! Mon Dieu! Donnez-moi de la force car je me sens mourir.

KEAN, parlé. — Pas mal. (Joué.) Qu’est-ce que vous me voulez?

ANNA, extasiée. — Oh! C’est sa voix. (A Kean.) Excusez mon trouble, Monsieur, il est bien naturel: et si modeste que vous soyez, vous comprendrez que votre réputation, votre talent, votre génie...

KEAN. — Très bien.

ANNA. — …m’effrayent plus encore que votre accueil ne me rassure. On vous dit cependant aussi bon que grand... Si vous n’eussiez été que grand, je ne serais pas venue à vous.

KEAN. — Je ne suis pas bon.

ANNA. — Hein ?

KEAN. — Je te dis que je ne suis pas bon.

ANNA — Vous me le dites pour de vrai ou c’est dans votre rôle?

KEAN, hargneux. - Je n’en sais rien. Je te dis que je ne suis pas bon. Approche. Tu veux faire du théâtre?

ANNA. — Vous avez deviné juste, Monsieur, et j’attends beaucoup de vous. Il s’agit de mon bonheur, de mon avenir, de ma vie peut-être...

KEAN. — Toutes les mêmes. Dès qu’elles ont une frimousse et une tournure elles se figurent qu’elles peuvent jouer. Lève ton voile. (Anna obéit.) Pas mal! Pas mal du tout. Qu’est-ce que ça prouve?  Que tu peux faire le malheur d’un homme. Mais comment veux-tu que je sache si tu feras le bonheur du public. Montre tes jambes.

ANNA, joué. — Oh! Monsieur!

KEAN. — Quoi? Ça te gêne?

ANNA, parlé. — Moi? Pas du tout!

Elle relève sa jupe.

KEAN. — Hein!... Es-tu folle? Tu devais refuser!

ANNA. — Pourquoi? Puisque je veux faire du théâtre.

KEAN. — Ce n’est pas dans ton personnage. Dis: Horreur!

ANNA. — Horreur!

Elle pouffe.

KEAN. — Mieux que ça.

ANNA, cherchant le ton juste. — Horreur! Horreur... Horreur!

KEAN. — Bon. Marche. Mieux que ça. Comme une reine. Pas mal pour une fromagère. Prends l’air humilié.

ANNA — Pourquoi?

KEAN. — Parce que je t’humilie, Bon Dieu! Je te l’ai dit: je déteste les femmes. Regarde, je m’approche, j’étends la main, je te prends par l’épaule. Tu pousses un cri.

ANNA. — Ha!

KEAN. — Je veux abattre ton orgueil. Peut-être que je veux me venger sur toi d’une femme que je hais. Tu es vierge?

ANNA. — Non.

KEAN. — Comment non? Bien sûr que si, tu l’es! Dis: oui.

ANNA, sans conviction. — Oui.

KEAN. — Mieux que ça.

ANNA. — Oui.

KEAN, agacé. — Enfin, l’es-tu ou ne l’es-tu pas?

ANNA. — Comme vous voudrez.

KEAN. — Tu es vierge et je te fais horreur.

ANNA. — Oh! Non, Monsieur Kean!

KEAN. — Bien sûr que si. Allez, reprends ta place. (Il vient sur elle.) Petite imbécile, tu as voulu m’avoir, hein? Tu l'as bien montée, ta comédie: le fiancé brutal, la fuite, l’escalier dérobé, les coïncidences. Tu voulais jouer sans payer. Rien à faire: pour s’offrir le plaisir de se moquer de moi, il faut être au moins comtesse. Tu payeras. Et pas seulement pour toi: pour toutes les femmes qui essayent de duper les pauvres hommes en cette minute même. Sais-tu que tu m’agaces, avec ta petite tête volontaire et butée. Toi aussi tu es orgueilleuse, hein? Vous êtes toutes folles d’orgueil. Eh bien, il faut le laisser au vestiaire, ton orgueil. Tu ne mettras jamais les pieds sur une scène ou tu feras tout ce que je te demanderai. Choisis. (Il la prend dans ses bras.) Allons: choisis!

ANNA, d'une voix claire et tranquille. — C’est choisi : je ferai tout ce que vous me demanderez.

KEAN. — Hein? (Il la lâche et va boire un coup.) Ma pauvre enfant, vous êtes incapable d’improviser.

ANNA. — Mais je laisse parler mon cœur. Puisque je vous dis que je veux faire du théâtre. Reprenons, si vous voulez. (Elle s’approche d’un air engageant.) Je ferai tout ce que vous...

KEAN, vivement. — Non, non: restez où vous êtes. (Un temps.) Allons! Je te ferai travailler et si tu as le moindre talent, je t’engage. N’aie pas peur: sans conditions.

ANNA. — Sans rien me demander?

KEAN. —- Mais non, voyons! C’était de la comédie.

ANNA, déçue. — Ah ! Bon.

KEAN. — Comment: ah bon! Je te l’ai dit.

ANNA. — Avec vous, on ne sait jamais.

KEAN. — Avec toi non plus, petite peste. Allons! file: tu as gagné.

ANNA. — Vous jouez à être bon?

KEAN. — Je joue, je ne joue pas: je n’en sais rien. Je suis saoul, voila ce que je sais: profites-en.

ANNA. — J’en profite, (Elle embrasse Kean sur les deux joues et s’enfuit prestement) A demain!

Elle sort.

 

 

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