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Templemar

par Christiane Blanc

 

Chapitre 3

Scrute-moi

 

 

C’était un matin comme tant d’autres. Le prêtre Georges avait passé une de ces mauvaises nuits dont il avait l’habitude. Une de ces nuits de cauchemars, peuplée d’un cortège  de charrettes hideuses et d’échafauds sanglants.

Il s’était  réveillé trempé, les oreilles résonnantes de cris, de bruits de têtes roulant sur les planches et s’était  jeté sur le bois nu de son prie-Dieu. Pauvre et humble, aussi bien par éducation que par son état, il n’avait mis aucun coussin pour atténuer la rudesse de l’objet.

- Fils de bourreau! Hélas! Malheur à moi… s’était-il exclamé. Devrais-je me lever chaque jour de ma vie avec de si horribles souvenirs?

Le dos voûté, à genoux sur ce bois nu, il demeura là, les mains crispées dans une prière fervente.

- Scrute-moi, Ô Dieu…! murmura-t-il. Examine-moi et connais mes pensées troublantes…! Ô Dieu! vois s’il y a en moi quelque voie douloureuse et conduis-moi…

La fin de sa prière resta inaudible, mangée par ses lèvres. Il psalmodiait ainsi, absorbé par cette honte qui lui bouleversait le cœur. Son front s’était  couvert de transpiration.  Il se leva, baigna rapidement son visage dans l’eau froide. Puis après s’être séché les mains, se remit à genoux.

Pensif, son  regard fixant le mur, il resta ainsi, pétrifié. Puis, brusquement saisi d’une agitation rageuse, il bondit sur ses pieds et se  mit à arpenter sa chambre. Un  visage tordu par de petits rictus, des ricanements amers, un visage blême aux yeux cernés de mauve, tout cela  donnait à  son monologue l’impression d’une démence,  entremêlée de prières tourmentées.

- Ah! Mon père…! s’écria-t-il alors qu’il abordait un autre métrage de la fenêtre à la porte.  Qu’as-tu donc fait à tes enfants…! Quand tu exigeas notre présence au pied des échafauds… nous étions si jeunes! Quels terribles spectacles! … Aujourd’hui la force de mes cauchemars est telle que je perçois cette infecte odeur de sang jusqu’au plus profond de mes nuits!

Du sang. Cette horrible odeur de sang! Un haut-le-cœur lui fit porter instinctivement une main sur sa bouche.

- Comment ont-ils pu?? murmura-t-il entre ses doigts.

C’est alors que fiévreux, saisi d’écoeurement, il se rendit compte qu’il parlait seul. Quelques coups discrets frappés à sa porte interrompirent son agitation. L’abbesse du couvent réclamait sa présence.

Il se précipita chez la prieure d’un pas vif, maudissant intérieurement la dignité de sa fonction qui l’empêchait de courir. Quand il entra, quelques minutes après, dans l’austère bâtiment, l’air froid des longs couloirs le saisit à la gorge. Il n’en récupéra pas pour autant sa respiration.

Le souffle encore un peu court malgré la pause qu’il s’obligea pour reprendre haleine, il poussa la porte du bureau. 

- Monseigneur l’Evêque de Lille m’a fait savoir…

L’abbesse s’interrompit, gênée. Faire connaître au prêtre les motifs de son entrevue avec Monseigneur relevait de l’indiscrétion et surtout d’un manque de tact. Lui-même en parut surpris. Il avait sursauté. Ce fut lui cependant qui rompit ce silence.

- J’ai en effet été prévenu de ne pas donner suite aux supplications  de  Mademoiselle de Backson! La cause de la jeune Charlotte est perdue… n’est-ce pas?…

- Hélas oui!… Je crains d’avoir été dans l’erreur! poursuivit la prieure en soupirant. Notre attitude en lui donnant espoir, a renforcé sa détermination; aujourd’hui il nous reste peu de temps!

- Peu de temps? Que voulez-vous dire?

- Je suis en charge de lui annoncer la date de ses vœux! Ils devront… être prononcés d’ici à six semaines!!

Saisie d’un vertige insidieux, elle s’était agrippée  au bord de son bureau. Elle se voyait, amère, saisir les longs ciseaux pour tailler dans les boucles soyeuses de la jeune fille. Une nausée aux lèvres, le souvenir de sa prise de voile lui remonta au cœur.

En la voyant si pâle, le prêtre s’était levé pour lui porter assistance.

- Vous vous sentez mal, mère Béatrice?

- Non! Non! Père Georges! Ce n’est rien! Restez assis!

Elle s’accrocha de toutes ses forces au bras de son fauteuil, incapable de confier ses tristesses. Jamais elle ne s’était plainte! Quant à cette envie  d’évoquer ses souvenirs…

«Elle meurt au bord de mes lèvres… se dit-elle. Ce jeune prêtre est délicat. Il vient de détourner les yeux pour ne pas voir mes larmes»…

En effet, prit de compassion, il s’était approché vivement mais avait rattrapé  la courtepointe pour éviter de rencontrer son regard.

- Je crains que vous ne soyez faible en ce moment! dit-il en l’aidant à se caler  contre le dossier.

Elle déclina la remarque d’un geste rapide avant d’ajouter:

- Mon père, j’ai besoin de votre appui… pour faire de cette jeune fille… une de nos filles, le plus rapidement possible…

La phrase s’acheva, presque inaudible tant l’émotion lui saisissait la poitrine. Elle n’en remarqua pas moins la pâleur du prêtre. Pourtant la prieure poursuivit la conversation, pressée de conclure.

- Il est de mon devoir de la prévenir au plus vite.  Je l’ai faite mander! Elle voudra certainement vous parler aujourd’hui…

- Je vous épaulerai dans cette triste tâche, mère Béatrice, n’en doutez pas!

- Il m’a été rapporté qu’elle ne mange presque plus…

- La jeune Charlotte a même perdu le goût du rire! appuya-t-il comme si cela pouvait encore fléchir le cours des choses. Son front est barré d’une minuscule ride qui donne à  son visage  une gravité choquante pour son jeune âge. Ces familles sont sans pitié… je le déplore…

Leurs regards se croisèrent en silence. Ce fut le jeune prêtre qui reprit l’initiative.

- Je vais à la chapelle…. Elle peut me rejoindre en confession si cela est nécessaire.

Mais le cœur n’y était plus. Il sortit blafard de l’entretien, saisi à nouveau d’une agitation intérieure. C’était devenu quotidien: il croyait voir son visage partout!  Il lui apparaissait jusque sur les fresques des saintes jalonnant les murs du cloître! Jeune, clair, lumineux d’innocence, il s’imposait comme une icône. Quant au plaisir de la revoir, il ne le maîtrisait plus! 

«Depuis quelques mois déjà, je lutte avec acharnement pour chasser de mon esprit les pensées dérangeantes que me suscite cette jeune fille!  Je dois absolument l’oublier! Ne me suis-je  pas entendu maudire mes vœux rien qu’à sa vue!»

Pris dans son débat intérieur, il longea sans les regarder les fresques médiévales, dépassa une statue de Saint Georges, traversa la salle capitulaire, manqua une porte et se retrouva à rebrousser chemin sur plusieurs enjambées. Puis brusquement il s’arrêta.

«Depuis quand ai-je compris que je l’aimais? se murmura-t-il, toujours dans ses pensées. Comme il m’a été difficile d’admettre cela! Quel minutieux examen de mon âme… toutes mes faiblesses, mes désirs interdits…! Et ces  souvenirs d’enfance, les persécutions des gamins, leurs moqueries aussi…»

Savoir que faire de cet amour relevait de l’exploit! Il en était parfaitement conscient. Il lui fallait combattre  la joie de la revoir, vaincre la douceur de vivre qu’il éprouvait à chacun de leurs entretiens.

«Quand je la rencontre, finit-il par dire en se parlant à voix basse, elle  illumine toujours  la grisaille de ma vie… Elle est une île de repos au milieu des tempêtes!…. Une sorte de fée!»

Il reprit son périple, tourna sur la gauche, de la démarche joyeuse d’un amoureux partant rejoindre son aimée, et enfila le couloir qui desservait la chapelle.

«J’aime son sourire, continuait-il en rejoignant l’édifice. J’aime la confiance qu’elle a en moi… Elle me regarde sans dégoût, de ses yeux limpides et lumineux!… Comment vais-je parvenir à consoler ce cœur si tendre sans le briser par cette terrible nouvelle?»

Parvenu devant l’autel, il revêtit son surplis, ajusta son étole et s’agenouilla sur les marches, désireux d’avoir le temps de méditer.

Il ne savait pas encore comment il allait la convaincre. Pourtant, s’il avait pu se cacher dans la chambre de Claudette, la conversation qu’il aurait surprise entre les deux jeunes filles l’aurait singulièrement édifié sur la teneur de son sermon. Et pas qu’un peu!

 

Lire la suite: Chapitre 4 - Pas un pouce de votre corps

 

 

 


 

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