Les angoisses du grand cardinal* in Contes de l’au-delà, sous la dictée des esprits
Charles d’Orino
7 pages Editions Félix Juven - 1904 - France Nouvelle
Intérêt: *
Cette curiosité a été exhumée par Noëlle
Benhamou, qui a bien voulu nous la communiquer. Ce texte, accompagné d’une
présentation détaillée, a été publié par
ses soins dans le numéro d’automne/hiver 2004 de la revue
Le Rocambole.
Charles d’Orino – un pseudonyme de Jeanne Marie Clotilde Briatte,
comtesse Pillet-Will (1850-1910) – a publié en 1904 un volume
intitulé Contes de l’au-delà qui se présente
comme un recueil de textes dictés à la médium madame
B… par les esprits d’écrivains et de personnages célèbres.
Parmi ces derniers figurent Balzac, Zola, Lamartine et donc Alexandre
Dumas.
Dans une courte préface, l’esprit de Dumas explique en ces
termes pourquoi il a éprouvé le besoin de se manifester :
Mes chers amis,
Si l’appréhension n’était pas une forme
du souci et par conséquent absolument incompatible avec la situation
des Esprits, nous en aurions une très grande en ce moment où,
avec une hardiesse digne des plus grands héros de mes romans,
nous présentons ces simples récits dont tout le mérite
et la seule valeur résident dans le désir que nous avons
de vous être utiles.
N’y cherchez pas une forme littéraire impeccable, car votre
recherche serait vaine; n’apportez pas non plus en le lisant un esprit
de suspicion trop grand, car le résultat de cette suspicion serait
nul; enfin ne déployez pas, si c’est possible, toutes les
ressources de votre imagination pour vous prodiguer en mille arguties invraisemblables,
car ce serait fatiguer inutilement vos cerveaux.
Bien entendu, vous ne tiendrez pas compte de ces recommandations;
aussi est-ce sans aucun espoir d’être écouté que
je vous les fais, mais vous ne m’empêcherez pas non plus
de crier très fort, de proclamer très haut cette vérité:
«C'est nous autres, Esprits de l’astral, qui sommes
venus écrire ces pages, et du moment où nous existons,
où nos âmes ont subsisté, les vôtres subsisteront
aussi.
«Oui, tous, érudits et illettrés, rois et
bergers, vous prendrez votre part de ce règne de l’amour
universel établi sur une base infinie et, ce jour-là,
vous reconnaîtrez la réalité de cet enseignement
spiritualiste dont le grand Messie Jésus a été l’instaurateur
incompris.»
Le recueil comprend trois récits attribués à Dumas père, dont nous reproduisons ici in extenso le premier. Le deuxième, intitulé Un rêve de quarante ans, est également reproduit sur ce site, tout comme le troisième, Marie-Antoinette. Avec nos plus vifs remerciements à Noëlle Benhamou pour ces trois textes.
Texte intégral de Les angoisses du grand cardinal
Par
l’«Esprit» d’Alexandre Dumas père
Une animation très grande régnait en ce jour autour des
appartements de Richelieu, mais cette animation ne comportait aucune gaieté,
bien au contraire; des chuchotements mystérieux, des allées
et venues sans entrain, un air de consternation générale,
n’indiquaient que trop clairement l’approche d’une catastrophe
et non l’avènement d’une heureuse circonstance imprévue.
Richelieu s’apprêtait, en effet, à rendre son âme
cardinalesque à son auteur, âme intelligente s’il en
fût, géniale parfois, mais cupide et fausse et peut-être,
plus encore, souverainement orgueilleuse.
Etendu livide sur le grand lit de l’époque, entouré par
ses officiers d’une part, son confesseur et l’évêque
de Lisieux de l’autre, sous l'apparence de la mort déjà,
n’ayant conservé une lueur de vie que dans les yeux, ce miroir
de l’âme, il gardait une entière lucidité d’esprit,
ne s’abusant pas un seul instant sur l’issue proche pour lui,
et commune à tous les hommes, car ayant interrogé son médecin
depuis quelque temps déjà, en l’adjurant de lui révéler
toute la vérité, il avait pu suivre les phases de la maladie
mortelle venant terminer une vie d’intrigues et – ajoutons-le
par esprit d’impartialité – de travail aussi.
Cependant, la faiblesse augmentant encore, l’évêque
de Lisieux jugea utile de lui apporter les Saintes Espèces; et Richelieu,
après avoir pris l’hostie dans un grand effort, tourna légèrement
son visage vers l’évêque et prononça, d’une
voix faible mais solennelle, ces paroles:
«Je prie Celui que je viens de recevoir de me condamner, si j’ai
jamais eu autre chose en vue que le bien du roi et de l’Eglise et
la gloire de Dieu!»
Puis il expira, tandis que l’évêque de Lisieux murmurait
ces mots qui furent entendus de plusieurs:
«Voici des paroles qui m’épouvantent!»
Il n’entre pas dans mes vues, ami lecteur, de vous renseigner maintenant
sur ce qui suivit la mort de Richelieu sur terre, c’est-à-dire
de vous donner le détail de ses funérailles, du deuil public
imposé en cette circonstance; l'histoire minutieuse,
qui observe tout et ne laisse passer rien inaperçu, est là pour
vous renseigner si besoin en est. Si j’ai jugé utile de vous
retracer en quelques lignes le tableau de cette mort, c’est
dans le but unique d’attirer votre attention sur les dernières
paroles du Cardinal, pour vous faire mieux comprendre ensuite l’erreur
formidable de cette âme, en vous mettant en présence
du réveil de son esprit dans l’immortalité, circonstances
que l’histoire si minutieuse n’a pu cependant vous narrer.
Les premières sensations de Richelieu ne commencèrent à s’éveiller
qu’au bout d’un temps relativement assez long; immédiatement
après sa mort il resta, comme beaucoup de nous restent, dans une
sorte de torpeur que je ne puis mieux comparer qu’à l’anéantissement
de la chenille chrysalidée, sans souffrances par conséquent,
sans joies aussi.
Les Entités bienfaisantes qui sont accoutumées dans ce cas à secourir,
grâce à l’aide de leurs rayons régénérateurs,
les nouveaux arrivés, s’efforçant de leur enlever avec
soin les débris de la loque humaine qui peuvent entraver l’essor d’une âme,
débris que nous appellerons tout simplement
fluides terrestres; ces Entités, dis-je, se résolurent, d’un
commun accord, à laisser Richelieu faire son effort personnel, jugeant
plus utile, en la circonstance, le scalpel inexorable du chirurgien qui
déchire sans adoucissements que l’influence des narcotiques
qui calment et ne guérissent pas.
Et Richelieu sentit peu à peu son âme revivre. Des pensées
confuses d’abord, plus précises ensuite, se
firent jour en son esprit, et, sous leur choc, il resta consterné,
car au fond, en dépit d’une vie passée dans les rangs
du clergé, il’avait jamais cru à une autre éventualité qu’à celle
du néant, et pour qui eût pu pénétrer cette âme
de son vivant, il eût été facile de découvrir
que l’impudence de ses actes si odieux en tant et tant de circonstances,
n’était que la résultante d’une incrédulité absolue.
«Dès l’instant où tout n’est rien, tout
devient possible», pensait-il. – Et voilà qu’à ce
moment du réveil de sa personnalité, il constatait le
mal fondé de cette pensée! Pas un instant, en effet, il n’eut
l’idée, inhérente à certains désincarnés,
qu’il n’était pas mort, que ce qu’il ressentait
n’était dû qu’à un cauchemar. Non! ce qu’il
voyait, ce qu’il devinait, était déjà trop perceptible,
trop visible, pour qu’il put lui rester quelques illusions à ce
sujet.
Enveloppé en effet d’une sorte de buée entourant
sa pensée existante, mais sans forme visible encore, possédant
plus de perception que de vision, il ne doutait pas qu’il n’eût
franchi la frontière du domaine de Dieu, et, se souvenant alors
soudain des dernières paroles prononcées sur son lit de mort: «Que
Dieu me condamne si j’ai jamais eu d’autres vues que sa gloire...»,
il eut peur, oui, très peur; car, du moment où l’immortalité existait,
Dieu aussi devait exister, et son jugement ne pouvait se faire attendre.
Or, Richelieu, seul à seul avec son passé, savait pertinemment
que la déclaration qu’il avait faite à son lit de mort était
fausse comme son âme elle-même.
Etait-ce, en effet, pour la gloire de Dieu et de son Eglise qu’il
avait prescrit les fameux édits châtiant la mort par la mort,
faisant tomber ainsi les têtes illustres du comte des Chapelles et
du connétable de Montmorency, puis plus tard, le meurtre de Cinq-Mars,
ordonné par le roi mais décidé par lui et mille autres
crimes odieux ignorés, et que les annales mêmes de l’histoire
n’ont pu relater? D’un bout à l’autre, sa
vie n’avait été qu’un tissu de cruautés
exécutées dans le but unique de son intérêt
propre, sous l’impulsion d’une ambition désordonnée
ayant étouffé jusqu’au moindre sentiment d’humanité.
Et il était là, maintenant, écrasé sous le
poids d’un lourd accablement, dans l’impossibilité de
se mouvoir, entouré seulement de ses souvenirs impitoyables ayant
succédé à ses courtisans obséquieux.
Mais Dieu! où était Dieu? Quand viendraitil le
juger?
Dans l’émoi et la frayeur de sa venue, il sentait son âme
informe encore trembler. Et pourtant, si désormais l’éternité ne
lui offrait plus que le souvenir du passé et l’impossibilité de
se soustraire à ce souvenir, il ne savait trop s’il ne préférait
pas le jugement du Maître à ce supplice plus atroce pour lui
que celui des oubliettes où il avait précipité tant
de malheureux.
Cependant si Dieu n’arrivait pas, ne se manifestait pas, en
revanche sa pensée devenait plus précise, plus nette, plus
impitoyable aussi, dans ses minuties de retour sur le passé;
et ce fut sans doute l’effort de ces pensées douloureuses
qui lui arracha ce cri de détresse:
«Que Dieu ait pitié de moi!»
Alors, sous la poussée de ce cri, les lourds rideaux fluides
de sa couche d’Esprit s’écartèrent, et, dans
une épouvante croissante, il vit ce spectacle terrifiant et
imprévu:
Une foule d’Esprits l’entouraient, le considéraient
en silence, sans qu’une marque de désapprobation, de sympathie
ou d’antipathie, se manifestât de leur part, et Richelieu
les reconnut tous, oui, tous. En effet, il revoyait parmi eux les traits
un peu tourmentés du comte des Chapelles, l’aspect plus débonnaire
du connétable de Montmorency, la belle tête de Cinq-Mars;
enfin dans cette foule se pressant autour de lui, il reconnut à n’en
pas douter les protestants du siège de La Rochelle, en un mot, il
revit tous ceux que son despotisme et son orgueil immense avaient impitoyablement
sacrifiés.
Etait-ce donc à ces gens qu’incombait la tâche de juger
les actes de sa vie mortelle? Allaient-ils s’ériger en justiciers
suprêmes, mille fois plus à redouter encore que le courroux
de Dieu même? C’est ce que se demandait Richelieu avec une
terreur croissante, car, ignorant entièrement la loi du pardon,
il ne connaissait que celle de la vengeance, et quell représaille plus
terrible pouvait-il y avoir pour lui, que celle venant de ces hommes la
plupart fauchés en pleine jeunesse, ayant souffert par lui et devant
par conséquent se montrer sans pitié vis-à-vis de
leur bourreau commun?
Alors, sinon résigné du moins vaincu, le grand cardinal
s’abandonna et attendit qu’ils l’eussent jugé.
Mais eux restaient immobiles, se contentant de regarder l’âme
en proie aux tourments de l’angoisse, mais sous leur silence on devinait
une compassion secrète.
Cette compassion, Richelieu ne la ressentit point; trop imbu encore de
lui-même, il commit la lamentable erreur de la prendre pour de la
crainte encore, et, redevenu soudain arrogant, il dit:
«Qui donc ici oserait me juger, si ce n’est Dieu?»
Une voix grave répliqua:
«Ce sont tes actes qui te jugeront, Cardinal, en t’infligeant
la peine du talion. Tu as tué et opprimé par orgueil ; à ton
tour tu seras la proie de cet orgueil, jusqu’au jour de ton repentir
sincère. Souviens-t’en, car c’est la loi des mondes!»
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